La bataille secrète du cigarettier Philip Morris pour contrôler le marché légal et illégal du tabac italien
Plusieurs responsables des douanes en Italie, haut placé, ont été arrêtés pour collusion avec le cigarettier Philip Morris, selon une enquête réalisée par l’OCCRP [1]. Les investigations de la police ont été engagées suite à des accusations révélant que le fabricant de tabac, par l’entremise d’un de ses cadres supérieurs Leo Checcaglini, avait pu notamment bénéficier auprès des douanes d’informations confidentielles et obtenir un report dans l’annonce des changements de taux d’imposition afin de bénéficier d’un avantage comparatif dans la fixation des prix.
Plus grave encore, la contrepartie de la corruption de ces agents publics ne s’est pas arrêtée là. Le cigarettier a pu aisément compromettre le nouveau système de suivi et de traçabilité mis en place au sein de l’Union Européenne l’année dernière, destiné théoriquement à lutter contre le commerce illicite des produits du tabac. Les éléments de preuve recueillis par l’OCCRP montrent que la société de tabac a non seulement ciblé les autorités douanières chargées de mettre en œuvre une partie du système en Italie, mais a également des liens étroits avec une société qui supervise les chaînes de production de Philip Morris.
Les règles du dispositif exigent normalement que les gouvernements gardent le contrôle des éléments clés du système pour s’assurer qu’ils ne sont pas compromis : les codes d’identification imprimés sur chaque paquet et la base de données qui stocke ces informations. Le dispositif prévoit que différentes tâches puissent être sous-traitées, mais uniquement à des entreprises « indépendantes de l’industrie du tabac ».
Or les conclusions de l’OCCRP remettent cette indépendance en question en Italie. Les fonctionnaires des autorités douanières censés garantir l’indépendance du système à l’égard de l’industrie du tabac sont accusés de collusion avec Philip Morris. Et une entreprise ayant une relation étroite avec Philip Morris, appelée Fata Logistic Systems, a aidé à développer un logiciel de suivi et de traçabilité et continuerait à fournir un soutien logistique au géant du tabac.
Dans une conversation sur écoute depuis février 2018, le représentant de Philip Morris Checcaglini et le responsable des douanes Pietrangeli discutent même de la «traçabilité». Le dispositif serait moins difficile à manipuler à l’avantage de Philip Morris que d’autres aspects réglementaires concernant le tabac en Italie !
Sur un plan pratique : l’entreprise Fata Logistic Systems possède un bureau à l’intérieur du bâtiment Philip Morris Manufacturing and Technology, dans la ville de Crespellano, près de Bologne dans le nord de l’Italie. La société est agréée par les douanes de Crespellano pour traiter les produits du tabac, et la police affirme qu’elle distribue des cigarettes des entrepôts de Philip Morris aux détaillants.
Selon un rapport de police, le responsable de Philip Morris, Checcaglini aurait organisé un entretien d’embauche pour le neveu d’un des fonctionnaires (Di Pietro) chez Fata Logistic Systems en échange de son aide pour reporter une augmentation de prix.
Fata Logistic Systems a également travaillé directement avec Philip Morris pour créer un logiciel controversé appelé Codentify. Philip Morris a développé ce logiciel en 2004 dans le prolongement de la plainte déposée à l’encontre du cigarettier par la Commission européenne et 10 Etats membres dont la France pour organisation de la contrebande à grande échelle.
En échange du paiement d’un milliard d’Euros, le cigarettier a donc mis au point ce système Codentify, qu’il a fait adopter et soutenir par les autres fabricants de tabac dans une démarche d’entente. Ce dispositif a été très critiqué et s’est révélé inefficace dans la mesure où il s’agit dans une large mesure d’une boîte noire ne permettant pas aux pouvoirs publics de contrôler la réalité du suivi de la chaîne d’approvisionnement, laquelle reste dans les mains des cigarettiers.
Fabrizio Viviani, ancien administrateur de la sécurité informatique, du réseau et du domaine chez Fata Logistic Systems, a déclaré avoir travaillé avec Philip Morris et la police financière italienne pour développer le logiciel Codentify vers 2014.
Fata Logistic Systems a soutenu par ailleurs, mot pour mot, la position des cigarettiers lors des discussions au niveau européen ces dernières années concernant le dispositif de suivi et de traçabilité à mettre en place.
Au regard de la situation italienne et de la facilité avec laquelle les cigarettiers ont pu contourner les critères d’indépendance affichés par le dispositif européen actuel, l’efficacité même de ce dernier est pour le moins remise en cause et nécessite d’être révisée.
[1] Organized crime and corruption reporting project. https://www.occrp.org/en/loosetobacco/without-a-trace/tobaccopoli-the-secret-battle-to-control-italys-cigarette-market