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mercredi 1 avril 2020
Les effets mortels du commerce illicite des cigarettiers au Pakistan

Les effets mortels du commerce illicite des cigarettiers au Pakistan

Selon le premier ministre du Pakistan, Imran Khan, le système de santé pakistanais se trouve presque au point de rupture[1] et est mal équipé pour faire face à la pandémie actuelle du Covid19, surchargé par le fléau des maladies attribuables à la consommation de tabac. Le Pakistan lutte depuis des décennies pour lutter contre l’épidémie de tabagisme qui fait chaque année plus de 160 000 morts. 17% de tous les décès du pays sont imputables au tabagisme, tandis que les dépenses de santé liées au tabac dépassent 143 milliards de roupies par an (près de 700 millions d’Euros).

Le pays est confronté à une organisation du commerce parallèle du tabac, via la sous-déclaration de la production par les fabricants et la contrebande des produits. Ces marchés parallèles sapent littéralement les mesures de lutte contre le tabagisme engagées dans le pays et représentent un grave manque à gagner fiscal pour le pays, qui se trouve encore plus démuni pour soutenir son système de santé.

Cette sous-déclaration est en particulier le fait des principaux fabricants de tabac Philip Morris International (PMI)[2] et British American Tobacco (BAT) lesquels utilisent leurs installations pour distribuer des cigarettes au marché noir.

En 2017 les agents des impôts ont découvert à Mandra au nord du Pakistan un arsenal de machines de fabrication et d’emballage du tabac et un énorme stock de cigarettes. Près de 60 millions étaient des cigarettes illégales que Philip Morris destinait au marché noir. Cette usine était officiellement désaffectée mais en réalité était donc toujours exploitée par le fabricant.

Comme le rapporte le quotidien financier Business Recorder qui a contacté le bureau régional des impôts : « D’énormes machines de fabrication et d’emballage de cigarettes étaient entreposées dans les lieux bien que [Philip Morris] ait soumis un rapport catégorique… affirmant que toutes les machines de l’usine de Mandra avaient été mises au rebut ».  « La conclusion logique est que l’entrepôt non déclaré est utilisé abusivement pour le stockage et la vente de la production non déclarée/cachette de cigarettes non taxées ».

Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Quelques mois auparavant, les fonctionnaires des impôts pakistanais avaient découvert une autre usine de fabrication illicite de cigarettes dans une petite vallée nichée dans les montagnes près de la frontière afghane. A l’intérieur, ils avaient trouvé du matériel de fabrication provenant de Philip Morris.

Face à de telles pratiques, le Pakistan a ratifié en 2018 le Protocole de l’OMS pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac. L’une des dispositions du traité prévoit que les gouvernements mettent en place un système complet de suivi et de traçabilité des produits du tabac de la fabrication dans l’usine jusqu’au détaillant. Un tel dispositif est de nature à contrôler la chaîne d’approvisionnement et réduire considérablement la contrebande ainsi que les achats transfrontaliers.

En effet, le protocole de l’OMS est très clair dans ses dispositions. Grâce à un système de suivi et de traçabilité strictement indépendant des cigarettiers, obligation serait faite aux plus grandes compagnies de tabac du monde, dont Philip Morris et British American Tobacco qui se partagent la quasi-totalité du marché pakistanais, d’opérer de manière transparente quant au nombre de cigarettes qu’elles fabriquent et aux taxes qu’elles doivent payer.

Cette question de l’indépendance du système vis-à-vis de fabricants est le cœur du dispositif.  Ainsi l’OMS[3] a alerté à plusieurs reprises sur cette condition à satisfaire sine qua non[4]. Cette indépendance signifie que l’émissions d’un code d’identification unique, du marquage de celui-ci couplé à des mécanismes de sécurité pour éviter la copie, soient confiés à un tiers qui ne soit ni le fabricant, ni une structure que le fabricant choisit ou qui a un lien juridique ou financier avec celui-ci. Il en est de même pour les processus de stockage des données, d’accès à celles-ci et ce, à toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement.

Donner aux fabricants de tabac une quelconque mission ou délégation sur le système de traçabilité garantit qu’ils exploiteront le système pour promouvoir leurs intérêts, y compris les ventes au marché noir de leurs produits.

L’enjeu pour le Pakistan est de taille.

L’universitaire Hana Ross, chercheur à l’Université du Cap qui étudie la lutte antitabac, a déclaré que bien que la sous-déclaration de la production de cigarettes soit un problème dans de nombreux pays, le niveau au Pakistan frise l' »odieux ». Le Centre de politique et de développement social du Pakistan estime que le fait d’autoriser les compagnies de tabac à s’auto-déclarer a coûté au pays 15 à 47 milliards de roupies (143 à 448 millions de dollars) en taxes perdues chaque année, entre 2015 et 2018.

Mais le processus d’appel d’offres lancé par les autorités budgétaires en juillet 2019 semble pour le moins problématique et avoir été verrouillé dès le début par les fabricants de tabac.

A titre d’illustration révélatrice, ont ainsi été embauchés pour rédiger l’appel d’offres d’anciens employés de British American Tobacco[5].

Il s’ensuit qu’en l’espace de quelques semaines, l’administration fiscale a modifié radicalement les conditions de l’appel d’offres, après une réunion qui s’est déroulée le 12 septembre à huis clos avec le président de la FBR, Syed Shabbar Zaidi, qui est lié à l’industrie du tabac.

In fine le soumissionnaire gagnant a été la société de télécommunications militaires pakistanaise National Radio and Telecommunications Corporation (NRTC) qui travaille avec Inexto, société considérée comme un avatar des 4 majors du tabac.

Pire ce dernier a pu réviser son offre après que toutes les propositions ont été évaluées, ce que les règles des marchés publics interdisent, pour pouvoir majorer le coût de sa prestation.

Dans ce contexte, il est malheureusement à craindre que l’allocation de ressources pour lutter contre la pandémie de coronavirus ne pourra compter sur des ressources additionnelles issues d’une lutte efficace contre le commerce illicite des produits du tabac.


[1] https://thefrontierpost.com/pakistan-ranks-154-among-195-countries-in-healthcare/

[2] https://exposetobacco.org/pmi-uncovered/

[3] https://www.who.int/fctc/mediacentre/news/2018/tracking-tracing-fight-tobacco-black-market/en/

[4]https://tobaccotactics.org/index.php/Codentify#Inexto.E2.80.99s_Role_as_.E2.80.9CFront_Company.E2.80.9D

[5] https://www.occrp.org/en/loosetobacco/without-a-trace/pakistans-big-tobacco-problem

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