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mercredi 3 juin 2020
IQOS : l’offensive mondiale de Philip Morris

IQOS : l’offensive mondiale de Philip Morris

Un objet d’art, un accessoire de mode, un traitement médical, un gadget scientifiquement avancé. Et même, récemment, une solution pour tromper l’ennui du confinement. Philip Morris International (PMI), l’une des plus grandes compagnies de tabac au monde, fait la promotion de son nouveau produit phare, l’IQOS, comme étant tout, excepté ce qu’il est vraiment : un dispositif de consommation de tabac.

Après des décennies de déni scientifique, les principaux cigarettiers ont été contraints d’admettre que les cigarettes provoquent le cancer, ainsi qu’un certain nombre de maladies graves, cardiovasculaires et respiratoires notamment.

Désormais, l’industrie du tabac change de braquet. En 2019, PMI a lancé une campagne mondiale intitulée « Unsmoke your world », exhortant les fumeurs à abandonner les cigarettes classiques. « La société attend de nous que nous agissions de manière responsable », proclame-t-elle sur son site Internet. « Et c’est ce que nous faisons en concevant un avenir sans fumée. »

« Les ventes de cigarettes diminuent partout dans le monde et nous allons accélérer cette baisse », a déclaré l’an dernier Andre Calantzopoulos, directeur général de PMI, au micro de la BBC.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[Publicité pour les nouveaux produits de Philip Morris : « Si vous ne fumez pas, ne commencez pas. SI vous fumez, arrêtez. SI vous n’arrêtez pas, changez »]

Mais l’intention affichée de PMI de rendre le monde sans fumée n’équivaut pas à celle de le rendre sans tabac.

La société a misé sur un niveau dispositif permettant d’introduire de la nicotine en aérosol dans les poumons de ses clients : un système qui utilise l’électricité pour chauffer des cigarettes heets (bâtonnets de tabac) à la température de 350 ° C, soit sensiblement inférieure à celle de la combustion complète d’une cigarette (environ 900 °). On remplace ainsi ce type de combustion par une combustion partielle, appelée pyrolyse.

PMI attend beaucoup de l’IQOS, en particulier sur les marchés où la cigarette est déjà en déclin ou considérée comme déclassée, comme de nombreux pays occidentaux et les régions les plus riches d’Asie et d’Amérique latine. Lors de la dernière réunion des actionnaires de PMI le 6 mai 2020, IQOS a monopolisé le débat, tandis que les cigarettes traditionnelles étaient à peine évoquées, selon Michel Legendre de l’organisation Corporate Accountability, qui était présent à la réunion. Les produits IQOS, plus rentables par unité que les cigarettes, ont généré 5,6 milliards de dollars de revenus pour PMI l’an dernier, contre 700 millions de dollars en 2016.

Philip Morris affirme que remplacer la combustion complète par la pyrolyse, produit « en moyenne 90 à 95% de moins » de substances toxiques, rendant l’IQOS plus sûr pour les fumeurs et leur entourage. L’entreprise a matraqué les gouvernements et l’opinion publique avec ce qu’elle prétend être des « études indépendantes » destinées à démontrer que l’IQOS est plus sain qu’une cigarette classique. Mais de nombreuses études sur les effets sanitaires de l’IQOS ont été financées par PMI elle-même. Selon Anna Gilmore, professeur à l’Université de Bath qui étudie l’industrie du tabac, les quelques études indépendantes réalisées sur le sujet tirent des conclusions diamétralement opposées.

A la suite de la demande de PMI de vendre l’IQOS aux États-Unis en tant que « produit du tabac à risque modifié », la Food and Drug Administration (FDA) américaine a rejeté l’allégation selon laquelle l’utilisation de l’appareil réduirait le risque de maladies liées au tabac, pointant l’absence de preuves sur la moindre nocivité à long terme.

Philip Morris a également mis au point une stratégie publicitaire et commerciale clef : dissocier le dispositif électrique de pyrolyse des cigarettes heets. Ce tour de passe-passe vise à essayer de contourner les législations et/ ou faire pression pour les assouplie en matière d’interdiction de publicité, jusque-là fermement verrouillées par les dispositions de la Convention-Cadre de l’Organisation Mondiale de la Santé pour la Lutte AntiTabac (CCLAT).

Bénéficiant d’un vide juridique, l’appareil électronique n’est en effet toujours pas taxé en tant que produit du tabac dans un certain nombre de pays.

Cette situation permet ainsi à PMI de travailler son image publique en ouvrant dans certains pays des boutiques élégantes à l’image des Apple Stores, même si la vente des cigarettes heets est toujours réservée aux buralistes.

En Italie, les boutiques phares IQOS sont appelées « ambassades » et comportent souvent des installations artistiques ou des gadgets architecturaux. L’ambassade IQOS de Rome présente ainsi des intérieurs faits de bouchons de bouteilles recyclés et des éléments décoratifs en forme de molécules de nicotine. « Nous utilisons beaucoup de bois de frêne et de noyer de haute qualité pour les intérieurs », a déclaré un dirigeant allemand de Philip Morris au sujet des nouvelles boutiques IQOS qui ont vu le jour dans les artères principales des villes outre-Rhin.

Les appareils eux-mêmes ne sont pas moins élégants. Ils ressemblent à des stylos haut de gamme, avec des finitions en chrome mat et des options de couleurs dans une variété de tons de bijoux et de promotions en édition limitée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les publicités et panneaux d’affichage IQOS mettant en valeur l’élégance du design des produits sont devenus monnaie courante dans des pays comme la Roumanie et le Japon, pourtant signataires du traité de la CCLAT. Des kiosques et des étals arborant le logo IQOS ont été installés dans les centres commerciaux, à l’intérieur des stations de métro et même dans les wagons de train, qui, arborant le slogan « Unsmoke », ont parcouru des milliers de kilomètres en Roumanie cette année.

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IQOS marque également le retour des cigarettiers  dans de vastes campagnes de parrainage, notamment en Formule 1 au Japon, à Bahrein, ou pour le plus grand festival de musique en Colombie, Estereo Picnic, où les participants peuvent assister aux concert de Lana del Rey, des Arctic Monkeys, ou encore acheter du matériel IQOS et des cigarettes heets dans un stand spécialement appelé « Chill Vibes ».

Des promotions permettant aux utilisateurs de tester gratuitement un appareil IQOS ou des échantillons de cigarettes heets ont également eu lieu dans le monde entier, notamment en Roumanie, en Ukraine, au Japon, en Allemagne au Royaume-Uni, ou en France.

En Italie, IQOS a parrainé des articles dans un magazine gastronomique, « Cooked and Eaten », et a organisé une soirée de lancement avec des recettes cuites à des températures précises, présentées comme inspirées par la technologie « HeatControl » d’IQOS. Toutefois, l’autorité italienne de la concurrence a infligé une amende de 500 000 euros à Philip Morris pour publicité cachée.

Lors de la Milan Design Week de 2019, PMI a engagé le sculpteur britannique Alex Chinneck pour créer une installation artistique inspirée de l’IQOS. Il a produit une fermeture éclair géante, créant l’illusion d’un bâtiment perdant sa façade et révélant une lumière sublimée émanant de l’intérieur.

« IQOS voulait transmettre la notion d’ouverture du futur, donc ce zip est l’idée de révéler, d’ouvrir », a déclaré l’artiste aux médias.

Bien que la dimension artistique puisse paraître triviale, les implications de la stratégie de dissociation selon les produits de Philip Morris sont extrêmement graves. PMI a fait un lobbying acharné dans le monde entier pour se tailler un nouveau régime réglementaire pour l’IQOS, avec des taxes plus faibles que les cigarettes, et un régime parfois moins restrictif sur les interdictions de fumer dans les lieux publics.

Plus généralement, en 2018, l’industrie du tabac incitait déjà la CCLAT à créer une toute nouvelle classification pour les produits du tabac chauffé.

La stratégie de dissociation vise en fait à retarder de 10 ans la mise en Å“uvre des réglementations qui s’appliquent actuellement aux cigarettes classiques.

Les efforts entrepris en matière de lobbying visent à obtenir une réglementation plus souple en termes de fiscalité, de marketing, de production, commercialisation mais aussi de consommation.

En Roumanie, Philip Morris a fait pression contre un nouveau projet de loi sur le tabac qui taxerait et réglementerait les produits du tabac chauffés au même taux que les cigarettes ordinaires, et leur interdirait d’être promus dans les espaces publics ou distribués sous forme d’échantillons gratuits.

Des membres de Philip Morris Roumanie ont investi le Sénat et la Chambre des députés pendant les discussions sur la loi, et ont délibérément assisté aux débats et aux sessions extraordinaires du Parlement roumain afin de plaider contre le nouveau projet de loi, violant ainsi les dispositions de la CCLAT. Philip Morris Roumanie a également mobilisé deux structures de façade dans l’objectif de plaider contre les projets de réglementation sur les produits du tabac chauffé.

En Ukraine, PMI a également fait pression contre une loi qui proposait de taxer les produits du tabac chauffé de la même manière que les cigarettes classiques. Entre 2017 et 2019, la compagnie a versé près d’un demi-million d’euros à la Fondation ukrainienne des libertés économiques, dont la fondatrice, Maryan Zablotskyy, est désormais membre du Parlement.

PMI a tenté de reporter la réglementation des produits du tabac chauffé en présentant un projet de loi qui autoriserait de fumer ces nouveaux produits en intérieur en tant que « tabac sans fumée ». L’utilisation de ce terme, qui fait écho au langage marketing de PMI, permettrait à ce dernier d’être exempté de la réglementation normale sur le tabac.

PMI est allé jusqu’à faire certifier ses cigarettes heets de tabac par le Service d’État ukrainien de la Sécurité Alimentaire et de la Protection des Consommateurs comme « non-fumeurs », induisant qu’ils peuvent être consommés en intérieur et dans d’autres zones où il est en principe interdit de fumer.

En Colombie, Philip Morris a financé des groupes politiques influents pour bloquer les décisions défavorables à l’entreprise de tabac. Des hauts fonctionnaires nationaux ont entretenu des relations directes ou étroites avec l’industrie. Ainsi, le vice-ministre colombien des Finances, Juan Alberto Londoño, a été directeur des affaires publiques pour Philip Morris-Coltabaco entre 2009 et 2010.

Dans l’ensemble, les rapports existant sur IQOS soulignent combien l’entreprise PMI tire parti des flous juridiques et s’appuie sur sa propre littérature scientifique pour étayer ses affirmations.

La vice-présidente de la communication stratégique et scientifique de PMI, Moira Gilchrist, a nié que la société enfreint la réglementation anti-tabac, dénonçant une « croisade prohibitionniste désastreuse ».

« Si les personnes qui fument se voient refuser des informations précises – ou pire encore, sont induites en erreur au sujet d’alternatives moins nocives – la grande majorité continuera simplement à fumer des cigarettes », a-t-elle déclaré.

Mais ce ne sont pas seulement les anciens fumeurs qui essaient IQOS : en Macédoine du Nord, bien que l’appareil ne soit pas encore officiellement en vente, il existe déjà un marché de jeunes consommateurs qui l’ont acheté dans les pays voisins. Certains d’entre eux ont adopté l’idée selon laquelle l’utilisation d’un IQOS ne s’apparente pas à du tabagisme.

Cet article est tiré du document original « Blowing Unsmoke » de la Organized Crime and Corruption Reporting Project, en date du 25 mai 2020.

Pour accéder à l’article, cliquez sur ce lien (en anglais).

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