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lundi 10 janvier 2011
Loi Evin : Le Bilan de 20 années

Loi Evin : Le Bilan de 20 années

2. En quoi la Loi Evin constituait voire constitue toujours une menace majeure pour les cigarettiers ?

La loi Evin de 1991 était une mesure pionnière qui risquait de faire « tâche d’huile » dans d’autres pays, d’autant qu’elle suscitait un soutien de l’opinion publique.

 

En matière d’interdiction de fumer, reconnaître que le tabagisme passif constitue un risque mortel remettait radicalement en cause le principe selon lequel les fumeurs et les non fumeurs peuvent cohabiter de manière harmonieuse. La question ne pouvait plus être posée en terme de « choix » ou « liberté » du fumeur. La mise en danger d’autrui imposait aux autorités de réglementer la consommation de tabac et de l’interdire dans les lieux relevant de la sphère publique. Ce faisant, cette interdiction mettait à mal l’image sociale du tabac et contribuait amplement à sa « dénormalisation » et à la baisse de sa consommation. La loi Evin constituait donc une menace pour les fabricants qui craignaient que d’autres pays européens s’en inspirent.

 

Il en était de même en ce qui concernant le principe d’interdiction totale de toute publicité. La suppression de la publicité était non seulement annonciatrice de réduction de la consommation mais portait atteinte à l’image glamour et particulièrement séduisante du produit. Sur le plus long terme, la disparition de la publicité est associée à une forme de « dénormalisation » à l’égard d’un produit de consommation, en aucun cas comparable aux autres en raison de son caractère addictif et extrêmement toxique.

La stratégie d’interférence adoptée par l’industrie a associé des tactiques définies à l’échelle internationale mais ajustées au contexte local. Les attaques de l’industrie à l’encontre de la loi Evin se sont manifesté de différentes manières.

 

A. Attaques contre la mesure d’interdiction de fumer

Tel fut notamment l’enjeu des pressions et ingérences au moment de la rédaction du décret d’application concernant la mesure d’interdiction de fumer.

Les documents internes secrets, rendus publics, suite à une décision de justice, révèlent la stratégie adoptée et les manipulations de corps intermédiaires, responsables politiques pour parvenir à leur fin [1].

Dès la promulgation de la loi, le 14 janvier 1991, Philip Morris fit faire une étude pour analyser les recours encore possibles tant au plan français qu'au plan européen. Différentes initiatives couronnées de succès sont mentionnées comme l'obtention d'un vote en faveur des cigarettiers d'un des groupes à l'Assemblée nationale, la saisie du Conseil Constitutionnel, des propositions d'amendements...

 

Pour y parvenir la stratégie des cigarettiers a été la suivante :

  • Faire front commun 

L’industrie du tabac a très vite réagi à la menace que représentait la loi Evin qui constituait un dispositif cohérent et particulièrement dangereux pour les fabricants de tabac avec : augmentation des taxes, interdiction totale de toute publicité et interdiction de fumer dans les lieux à usage collectif.

Dès l’été 1990, les fabricants opérant en France se sont unis [2] en créant le CDIT, le Centre de Documentation et d’Information sur le Tabac, pour mener à bien leurs activités de lobby et de communication.

 

  • Développer un lobby politique puissant 

Les documents internes de Philip Morris révèlent en particulier des démarches actives afin d’atténuer le dispositif, engager des recours, organiser de futures remises en cause, etc. [3] L’action entreprise a tout particulièrement visé à minimiser les conséquences du futur décret d’application de la loi dans les hôtels, restaurants et cafés [4].

 

  • Mettre en avant d’autres lobbies, s’opposer publiquement sur des questions de principe louables : défendre la liberté individuelle et discréditer les partisans de la santé publique 

Lors de l’élaboration du décret d’application, l’objectif a été de faire monter au créneau des partenaires traditionnels de l’industrie du tabac, notamment le secteur Cafés Hôtels Restaurants Discothèques Casinos, chargés de montrer leur opposition forte et croissante à une interprétation extensive du principe d’interdiction de la manière la plus complète. Au mois de mai 1991, Philip Morris réalisa un sondage visant à démontrer un soutien de l’opinion publique aux thèses de l’industrie hôtelière : 62% des personnes interrogées préféraient des zones fumeurs et non fumeurs mais 88% refusaient l’intervention de l’Etat [5].

A l’époque, les médias pour lesquels les recettes publicitaires du tabac devaient être supprimées, ont particulièrement relayé les accusations d’empiètement de la loi sur les libertés individuelles du fumeur, les menaces d’une société hygiéniste, la dénonciation des partisans de la mesure d’interdiction qualifiés systématiquement « d’ayatollahs » et préconisait l’utilisation de relations de courtoisie au lieu d’une interdiction [6].

En outre, différents syndicats ouvriers, notamment la CGT et FO, ont manifesté leur opposition à toute réglementation, souhaitant que chacun puisse avoir le droit de fumer ou de ne pas fumer. Le Ministre du Travail par crainte de relations difficiles avec les syndicats a préféré temporiser [7].

Finalement le décret, adopté sous un autre Ministre de la Santé (proche de l’industrie du tabac), prit quatorze mois de préparation et fut profondément remanié et édulcoré par rapport à sa première version [8].

Ce commentaire de Philip Morris sur la loi Evin résume ainsi le succès des fabricants  « En France, la loi dure qui a été adoptée dans le but de restreindre la fumée a fait la une des nouvelles internationales, mais les plus extrêmes restrictions ont en quelque sorte disparu dans la bureaucratie administrative française - notre travail avec nos alliés des syndicats et du secteur de l'hôtellerie et de la restauration a introduit de la flexibilité dans la réglementation finale.  Constatez les changements obtenus: sur le lieu de travail, d'un maximum de 30% à pas de maximum du tout; d'une interdiction totale dans les cafétérias à pas d'interdiction du tout; d'un maximum de 50% à pas de maximum; d'une interdiction dans les petits restaurants à "c'est au propriétaire de décider" Et ainsi de suite [9]».

Philip Morris s’emploiera d’ailleurs à ce que le décret soit mis en place de manière « flexible et harmonieuse » dans les hôtels, restaurants et cafés [10] et fera envoyer du matériel d’information directement aux restaurateurs.

 

  • Un lobby constant tout au long des années 90 : ne jamais abandonner

Tout au long de la décennie 90, l’objectif de l’industrie du tabac fut d’empêcher tout durcissement de la législation ou tout renforcement de l’application du dispositif en place, pour parvenir à une législation inapplicable. Ce fut notamment l’enjeu du déni scientifique des risques du tabagisme passif.

A cette époque, la France dans le cadre d’une stratégie européenne voire internationale, fut ainsi l’objet d’une campagne intense de désinformation de la part de Philip Morris.

A l'été 1995, Philip Morris lança une campagne au niveau européen sur le thème de la "ghettoïsation" des fumeurs et de la bureaucratie européenne qui constituait une atteinte aux libertés individuelles [11]. 

En 1996, une nouvelle campagne fut lancée qui ciblait à nouveau les décideurs et leaders d’opinion du pays. Cette deuxième campagne, qui semblait s’appuyer sur des résultats d’études scientifiques incontestables, remettait très clairement en cause les risques du tabagisme passif. Huit visuels différents furent conçus afin de minimiser voire ridiculiser les risques du tabagisme passif en les comparant faussement et de manière biaisée à l’absorption d’un verre d’eau, de lait, le fait de manger un gâteau ou d’épicer les plats. L’un des visuels a également directement concerné les lieux de travail avec le slogan « Il y a suffisamment de problèmes dans la vie professionnelle. Le tabac n’a pas à en être un de plus » [12].

Bien que condamnées par la justice française [13], ces campagnes de désinformation avaient atteint leur but : parvenir, de manière durable,  à ce que l’on ne considère pas le tabagisme passif comme un risque sanitaire mais comme une simple gêne et une question de tolérance et contribuer ainsi à différer l’adoption de mesures efficaces destinées à s’en protéger.

(A droite, une campagne de Philip Morris dénonçant la ghettoisation des fumeurs, avec une "zone fumeur", qui n'est autre que le quartier de l'ancien ghetto juif d'Amsterdam).

 

B. Attaques contre l’interdiction de toute publicité

Pour contrer cette mesure, les cigarettiers ont investi des sommes colossales en actions de communication, financement d’agences de lobbying …

La loi a fait l’objet de longs débats extrêmement vifs, non seulement au niveau du Parlement, particulièrement « travaillé » par les lobbies mais aussi dans la presse.

Un des arguments des opposants consistait notamment à dire que l’interdiction des publicités dans la presse, qui percevait jusqu’alors des recettes publicitaires des cigarettiers, mettrait en péril la santé financière des titres.

Contrairement à ce qui avait été annoncé, la mort de la presse écrite n’est pas survenue, au contraire, on a enregistré la création de nouveaux titres, et les difficultés des supports de la presse écrite s’avèrent essentiellement d’ordre structurel.

 

Même adoptée, les cigarettiers n’ont cessé de vouloir la remettre en cause. Ainsi, en 1994, la société Reynolds (actuellement JTI) a notamment orchestré une campagne qui annonçait la mort de la presse écrite. A l’époque cela pouvait constituer jusqu’à plus d’1,2 million de Frs d’insertions dans des revues comme VSD, le Nouvel Observateur, l’Express, l’Evénément du jeudi, Actuel.

En outre, Rothmans (aujourd’hui British American Tobacco) en 1995 incitait délibérément à contourner les lois à travers une campagne « Votre idée peut vous rapporter 15 000 $ » pour la marque Golden American en 1995.

Au cours des années 90, des campagnes de publicité illicites initiées secrètement, par le fabricant Reynolds Tobacco France (désormais JT International France) pour promouvoir ses produits via la présentation de vêtements Winston Spirit furent dévoilées suite à des perquisitions et permirent de découvrir des plans de fraude à la loi Evin…

Les autres fabricants furent également condamnés pour des pratiques similaires y compris le fabricant publique de l’époque la SEITA.

 

[1] WIRZ Gérard, Restaurant accommodation, message à Mary Pottorf, 29 août 1990, n° Bates 2024195648/5649
[2] WIRZ Gérard, Restaurant accommodation, message à Mary Pottorf, 29 août 1990, n° Bates 2024195648/5649
[3] Dès la promulgation de la loi, le 14 janvier 1991, Philip Morris fit  faire une étude pour analyser les recours encore possibles tant au plan  français qu’au plan européen. Différentes initiatives couronnées de  succès sont mentionnées comme l’obtention d’un vote en faveur des  cigarettiers  d’un des groupes à  l’Assemblée Nationale, la saisie du  Conseil Constitutionnel, des propositions d’amendements... Dans le même  document, la société envisage de créer des groupes de parlementaires  (députés et sénateurs) tenus informés régulièrement sur la  réglementation au plan européen, que l’on emmènera en visite en Europe  et aux Etats-Unis et que l’on instruira sur le tabagisme passif. (cf in  Preliminary three-year corporate communications plan, Philip Morris  France, 1991, 19 pages N° Bates 2500120306/0324)
[4] WIRZ Gérard, Restaurant accommodation, message à Mary Pottorf, 29 août 1990, n° Bates 2024195648/5649
[5] New attempt to enforce no-smoking legislation, document interne Philip Morris, octobre 1991, n° Bates : 2028391845/1846
[6] Lavielle Gail, Next steps, télécopie à Wirz Gérard, Burston Marsteller, 28 septembre 1990, n° Bates 2501453425/3426
[7] Boursier Jean-Pierre, Fire, An anti-tobacco decree that burns too much, Libération, 12 octobre 1991, n° Bates 2028391887/1888
[8] WIRZ Gérard, Finally ! French public smoking decree to be published,  memorandum interne Philip Morris, 5 mai 1992, n° Bates : 2028391516/1517
[9] David I. Greenberg Presentation to the Members of the Public Affairs and  Social Responsibility Committee of the Board of Directors of Philip  Morris Companies Inc. New York, 25 août 1993 N° Bates 2501341430/1458
[10] 1993 Action Points – France, Philip Morris, 1993 n° Bates 2501029460/9462
[11] Plus de 10 Millions de Francs seront dépensés en 1995 en espace  publicitaire pour ces insertions publicitaires dans les seuls supports  français. Source : Observatoire des publicités tabac, Bilan de l’année  1995, CNCT, mars 1996
[12] L’ensemble de ces pleines pages étaient situées à des emplacements  privilégiés : premières pages des quotidiens ou pages centrales.  L’investissement en valeur d’espace représentait en 1996 environ 10  millions de Francs pour plus de 50 insertions dans les seuls supports  français indépendamment de la cinquantaine d’insertions dans les  supports étrangers également diffusés en France comme le Financial  Times, International Herald Tribune, Wall Street Journal etc. (Source  Observatoire des Publicités du Tabac, Bilan de l’Année 1996, CNCT, mars  1997)
[13] Cf CNCT c/ Philip Morris, Cour d’Appel Paris 20/03/1998.

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