Lettre ouverte à Mr le Député Didier Mathus
Un coup monté
Sans tomber dans le travers de la théorie du complot, certains éléments troublant permettent de penser que les divers incidents qui ont provoqué votre indignation et motivé votre proposition de loi pourraient résulter d'une campagne parfaitement orchestrée dans le but d'obtenir exactement cette réaction, en discréditant publiquement la lutte contre le tabagisme et en projetant de ses responsables l'image de fanatiques liberticides mus par le « politiquement correct ». Tout cela dans le but final d'affaiblir la loi Évin et de la vider d'une partie de sa substance.
Votre proposition de loi ne désigne pas les coupables explicitement, mais dénonce « un hygiénisme normatif de plus en plus coercitif ». Eu égard aux connotations du mot « hygiénisme », on n'est pas loin de la vindicte lancée par certains groupes pro-tabac (un mélange ultra-libertaire et d'extrême droite) contre les spécialistes de la prévention du tabagisme (une spécialité de la santé publique tout aussi honorable et importante que la lutte contre le sida), qu'ils qualifient de « nazis de la santé ».
Aucun des actes de « censure » mentionnés dans votre proposition de loi n'a été réalisé à la demande d'une organisation qui lutte contre le tabagisme, ni même de santé publique : ces organisations ont été implicitement mises en cause dans la presse sans que rien aucun fait ni aucune preuve permettant d'étayer ces accusations. Les associations anti-tabac, qui peinent à obtenir un soutien officiel, ne sont d'ailleurs pas suicidaires au point de demander que l'on masque le fourneau de la pipe de monsieur Hulot avec un moulin à vent évoquant une étoile jaune. Gérard Audureau, président de l'association Droit des Non-fumeurs (DNF) a déclaré à ce sujet « qu'aucune association ne serait intervenue pour demander la suppression de l'image publicitaire et encore moins pour en demander la transformation ridicule par un moulin à vent dont les ailes de couleur jaune collées sur la pipe pourraient contenir intentionnellement une valeur évocatrice nauséabonde ».[13] Cette altération de l'image est en fait la meilleure façon d'attirer l'attention du public sur cette pipe – avec cette modification, on ne voit plus qu'elle sur l'affiche, alors qu'elle passe autrement presque inaperçue, tant elle est une composante iconographique indissociable du personnage Hulot. Cette modification opère aussi une transformation radicale du message transmis par l'affiche, qui devient un instrument servant à mettre en évidence et à dénoncer un acte de censure, par une représentation caricaturale d'un tel acte! C'est là un véritable détournement de l'affiche de l'exposition Jacques Tati, détournement tout à fait conscient, volontaire, et motivé par une véritable volonté de polémique. Ses instigateurs ont d'ailleurs déclaré avoir choisi la solution de l'étoile jaune sur la pipe pour que « tout le monde prenne conscience de la substitution et de son absurdité »[14].
La chronologie des épisodes de censure qui ont provoqué votre proposition de loi constitue un autre élément troublant. La loi Évin date de 1991. À part un incident 1996 (le cas du timbre Malraux de 1996, qui est un non-cas – voire la réponse du ministre de la culture), et un autre en 2005 (cigarette de Jean-Paul Sartre gommée sur l'affiche de la BNF – une « erreur » dans laquelle la régie Métrobus était déjà impliquée), tous les cas cités dans votre exposé des motifs sont curieusement survenus la même année, en 2009, et commencent juste après la décision de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, qui dans deux arrêts du 5 mars 2009, a validé le dispositif de la loi Évin. Pendant 18 années, cette loi n'a pratiquement posé aucun problème pour son application. Il vaut la peine de souligner l'extrême rareté de ces incidents – vous pouvez facilement imaginer que la nécessité de la sécurité routière serait radicalement différente de ce qu'elle est si en 18 ans, on avait dénombré dans toute la France que deux accidents de la route, dont on ne serait même pas sûrs qu'ils auraient été liés à des violation du code de la route! Quasi rien, donc, pendant 18 années, et voilà que tout d'un coup, patatras, dans une brève période de temps, cinq affaires similaires éclatent et font la une de la presse (affiche de l'exposition Tati, affiche du film sur Gainsbourg, affiche du film sur Coco Chanel, couverture du livre de Jacques Chirac, publicité Eau Sauvage de Dior).
On assiste même à une « épidémie » planétaire d'actes de censure du même type. En effet, au même moment où éclatait le « scandale » de l'affiche Tati, une affaire du même type faisait la une de la presse à l'autre bout de la planète: sur le site Internet de la municipalité de Manly, en Australie, la page dédiée à une exposition des œuvres de l'artiste Antonio Dattilo-Rubbo montrait une image d'un des ses autoportraits dont la cigarette avait été gommée (ci-dessus à droite – original à gauche). Il s'est avéré que cette retouche était le résultat d'une « erreur » d'un membre de l'équipe de communication (comme dans le cas de l'affiche Sartre de la BNF), erreur qui a été corrigée immédiatement après avoir été relevée [15]. L'incident a comme par hasard bénéficié d'une très large couverture médiatique dans la foulée de l'affaire Tati en France, alors que la retouche était restée inaperçue pendant plus d'une année.
S'il est un épisode de censure qui illustre bien l'aspect « coup monté » de ces affaires, c'est bien celui de la couverture des mémoires de Jacques Chirac. Il s'agit là d'un non-événement caractérisé, monté en épingle par la presse. Le 13 septembre 2009, le journal Le Parisien (qui a aussi été à l'origine des polémiques sur les « censures » Tati, Coco Chanel et Eau Sauvage) publie un article intitulé « Chirac privé de cigarette »:
Le politiquement correct a encore frappé. La sortie du premier tome des mémoires de Jacques Chirac, prévue début octobre chez Nil éditions (Nicole Lattès), est retardée d'un mois. L'ancien chef de l'Etat souhaite relire son manuscrit une dernière fois avant publication. Mais son entourage s'est surtout aperçu que la photographie choisie pour la couverture le représentait en train de fumer une cigarette, dans ses jeunes années.
Un cliché jugé pas très politiquement correct, d'autant que l'ancien locataire de l'Élysée avait fait de la lutte contre le cancer un des grands chantiers de sa présidence. L'histoire est pourtant formelle : Chirac a fumé jusqu'en 1988. Mais il ne faut pas le dire..
Si on réfléchit tant soit peu, un mois pour simplement modifier une photo de couverture d'un livre qui n'est pas encore sous presse semble difficilement justifiable, alors qu'un tel délai est tout à fait plausible s'il s'agit de permettre une relecture du manuscrit. Mais rien n'y fait, pour nos éditorialistes, la vraie raison ne peut être qu'une nouvelle tentative de censure et, pour eux, il n'y a pas de doute: la cigarette de Chirac a bien été gommée sur la photo en question. Photo que, curieusement, personne n'a vue et dont on sait encore moins si elle a été effectivement retouchée.
Sur le site de l'Association des Droits des Médias et de la Culture, le professeur Pascal Mbongo présente son analyse sur « une nouvelle polémique » créée par « la publication prochaine des Mémoires de Jacques Chirac avec une photo de couverture sur laquelle la cigarette aurait été gommée. » Il observe que dans cette affaire, « l’on impute souvent à la loi Évin plus qu’elle ne dit ni ne prescrit puisque ce texte ne s’oppose qu’aux seules représentations prosélytes du tabac dans l’espace public. » D'ailleurs, la motivation de changer la couverture ne semble pas être liée à un risque juridique, mais procède plutôt « d'une sorte d'autolimitation purement morale d'un auteur ou d'un éditeur ». Il se demande pourquoi l'éditeur et l'auteur n'ont pas choisi une photo de couverture qui n'ait pas besoin d'être gommée. Finalement, le professeur Mbongo « s'interroge sur le sens sociologique de ces gommages de l'image du tabac » et constate que nous sommes « spontanément enclins à y voir une manifestation de la montée d'un certain hygiénisme »[24] Il met ainsi le doigt sur l'effet produit par ces affaires de censure. Nous verrons plus bas que c'est précisément l'effet désiré par les industriels du tabac.
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