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jeudi 20 janvier 2011
Lettre ouverte à Mr le Député Didier Mathus

Lettre ouverte à Mr le Député Didier Mathus

Mise en scène du « procès » de la loi Évin


« La technique rhétorique dite de l’épouvantail consiste à présenter la position de son adversaire de façon volontairement erronée. Créer un argument épouvantail consiste à formuler un argument facilement réfutable puis à l'attribuer à son opposant. » [26] La série d'actes de « censure » qui a émaillé l'année 2009 et qui a suscité votre indignation en donnant de la loi Évin une interprétation que vous-même qualifiez de caricaturale, illustre parfaitement cette technique rhétorique de l'épouvantail. Derrière ce qui apparaît comme une manœuvre savamment orchestrée, c'est la loi Évin elle-même qui est visée. Marie Bessières, la responsable Communication de l'association CaméraSanté, a produit une analyse remarquablement bien argumentée de ces « censures » et de la controverse qu'elles ont provoquée [27].

Elle démontre de façon convaincante qu'il s'agit là de la mise en scène d'un « procès » de la loi Évin. Elle observe tout d'abord que les deux principaux acteurs de cette mise en scène, Métrobus et l'Association pour la régulation de la publicité professionnelle (l'ARPP), sont loin d'être dépourvus de conflit d'intérêts en la matière. Métrobus, la régie publicitaire gérant le parc d’affichage de la RATP et des transports parisiens, « appartient au grand groupe Publicis, un des plus grands groupes de communication au monde. A travers son agence Leo Burnett, Publicis détient le portefeuille Marlboro, c'est-à-dire qu’elle a pour client l’industrie du tabac. Leo Burnett, à travers sa vice présidente Carla Michelotti, est très active au sein du lobby International Advertising Association, qui prône un assouplissement voire une suppression des interdictions de publicité au profit de la responsabilité des annonceurs et des agences. » L'ARPP, quant à elle, est « le lobby français du monde de la publicité, veillant à la déontologie des campagnes publicitaires en France et demandant à ce titre la levée ou l’assouplissement des interdictions de publicité, notamment au sujet du tabac. » Dans son rapport, Marie Bessières en tire la conclusion évidente suivante: « Nous avons donc deux acteurs, à l’origine de la polémique, qui ont tous deux des intérêts à ce que la loi Evin subisse un assouplissement, l’un pour favoriser son client cigarettier, l’autre pour favoriser l’exercice de toute une profession susceptible de compter parmi ses clients l’industrie du tabac. »

 

Dans un communiqué de presse du 16 avril 2009 [28], la régie publicitaire de la RATP précise que la « polémique a été soulevée par la demande de Métrobus de masquer la pipe de Jacques Tati sur l’affiche publicitaire de la Cinémathèque française ». L'argument avancé par Métrobus pour justifier sa décision laisse pantois : la régie invoque la jurisprudence selon laquelle une image représentant Michael Schumacher dans sa combinaison rouge bardée de la marque Marlboro constitue de la publicité pour le tabac. Selon la régie, si une telle image est considérée comme étant de la publicité, il doit alors en être autant d'une photo de Jacques Tati avec sa pipe! Autrement dit, pour l'agence Métrobus, il n'y a pas de différence, sur le plan publicitaire, entre les deux photos ci-dessous :

Cela est inquiétant. Cela veut dire qu'il n'y a pas plus de raison pour cette agence d'interdire une photo de Schumacher transformé en véritable homme-sandwich pour la marque Marlboro qu'il y en a de bannir la photo de Tati avec sa pipe! Cela implique, si l'on veut rester cohérent, que si l'on fait une « exception » à la loi Evin pour la photo de Tati, on doit en faire de même pour la première. On peut d'ailleurs observer que la couleur rouge et la marque Marlboro sont des éléments inséparables de l'image, et même de la personnalité, du champion de Formule 1, qui a acquis sa célébrité mondiale au volant des bolides rouges de la Scuderia Ferrari, lesquels arboraient ostensiblement le logo Marlboro. Ces images font maintenant partie de l'histoire de la F1 et la multinationale Philip Morris en a en stock une quantité quasi inépuisable et peut nous en abreuver pour des décennies à venir.

Dès le lancement de la polémique par Métrobus et l'ARPP, leur objectif était clairement affiché. Dans son communiqué de presse du 16 avril, Métrobus « se réjouit d’entrevoir la possibilité d’un assouplissement de la loi Evin comme le réclame Jean-Pierre Teyssier, Président de l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP). » « Assouplissement » étant bien entendu un euphémisme pour « affaiblissement ».

Un autre objectif de cette opération, non moins important car il obsède depuis longtemps l'industrie du tabac: discréditer aux yeux du public et des décideurs politiques la lutte contre le tabagisme et dénigrer ses responsables, que les cigarettiers désignent systématiquement comme « les anti-tabac », ou simplement « les antis ». La société British American Tobacco (BAT) en a fait même un but stratégique de sa politique de relations publiques, ainsi qu'en témoignent les documents internes de cette compagnie qui sont maintenant disponibles sur Internet à la suite d'une décision de la justice américaine.  Le directeur du département Corporate Marketing de BAT, Adrian Marshall, expliquait dans un exposé [29]:
L'opinion publique occupe le milieu du terrain dans le débat [sur le tabac]. Et c'est l'opinion publique qui soit provoque, soit empêche la règlementation. Celui qui a  l'opinion publique de son côté peut contrôler l'agenda  politique et, indirectement, les autorités responsables de la réglementation.
ajoutant peu après:
En occupant le milieu du terrain, nous serons capables de dévoiler en plein jour les vraies intentions de nos critiques les plus agressifs, qui sont des prohibitionnistes masqués – intentions dont nous savons qu'elles n'ont pas le soutien de la population – et ce sera le mouvement anti-tabac qui sera trouvera marginalisé, car ses membres seront perçus comme les extrémistes dans ce débat.
Présenter ceux qui luttent contre le tabagisme comme des extrémiste et des prohibitionnistes, voilà exactement l'effet produit (et voulu!) par la « censure » de l'affiche Tati et de celles qui ont suivi. Dans une présentation sur la stratégie de relations publiques [30] de la compagnie, stratégie approuvée par le conseil d'administration, la société BAT illustre la situation actuelle (on est en juin 2000) à l'aide de la diapo ci-dessous:

 

BAT reconnaît qu'elle a une mauvaise réputation et qu'elle n'a pas les faveurs de l'opinion publique, ce qui la « marginalise ». Sa stratégie est donc « de briser l'isolation de BAT en capturant le milieu du terrain en mettant en plein jour les arguments irrationnels de nos critiques les plus sévères, c'est-à-dire la prohibition. » Le résultat recherché par BAT est illustré par la diapo suivante:

 

BAT s'est fixé comme but stratégique de marginaliser les associations de la prévention du tabagisme en donnant d'elles une image d'extrémistes n'ayant pour autre but que la prohibition. Il est difficile de ne pas observer que les divers épisodes de « censure » qui ont émaillé l'année 2009 avaient tous les aspects d'une campagne parfaitement orchestrée pour obtenir exactement l'effet voulu par BAT. 

Ce but est d'ailleurs commun à toutes les entreprises multinationales cigarettières, ainsi que l'ont révélé les travaux de recherche portant sur les documents internes de l'industrie, travaux notamment conduits sous l'égide de l'OMS. Ainsi, la multinationale Philip Morris a élaboré un programme, appelé le Pitch Program dont le but était de lancer des « nouvelles » en utilisant les services d'une société intermédiaire qui était chargée de les communiquer aux rédactions et aux journalistes [31]. L'une des activités inscrites dans ce programme (qui date de la deuxième moitié des années 90) avait pour objet l'exploitation médiatique d'incidents de « censure », observant que « la censure a émergé sous la forme du politiquement correct ». Le document énumère quelques incidents exploitables et en projette de futurs: « Imaginez ce qui se passerait si les éditeurs de livres d'histoire changeaient les images de Winston Churchill de telle façon qu'il n'apparaisse plus sur les photographies avec son légendaire cigare » [32]. Il est intéressant de noter que le mystérieux gommage du cigare de Churchill sur le portrait ornant la façade du musée  Britain at War à Londres a d'abord germé dans l'imagination des employés de Philip Morris!

 

Une opération de relations publiques à l'américaine

On voit que cette campagne de manipulation, qui a été concentrée sur l'année 2009, a produit l'effet désiré et a atteint sa cible, puisque même à votre niveau, vous ne la percevez que comme « l'expression d'un hygiénisme de plus en plus normatif » et qu'elle vous motive à proposer une « approche plus souple » de la loi Évin. Les instigateurs de cette campagne ne pouvaient pas espérer mieux! Le but étant atteint, on n'a observé, comme par enchantement, aucun incident en 2010.

Les épisodes de « censure » qui ont émaillé l'année 2009 et la polémique qui s'en est suivi dans les médias nous offrent un bon exemple d'une opération de relations publiques rondement menée à l'américaine. En 1928 déjà, le concepteur des relations publiques, Edward Bernays, les caractérisait ainsi : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle prépondérant dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirigent véritablement le pays. » [33]

 

Force est de constater que vous êtes tombé dans le piège. Vous laisserez-vous tromper jusqu'au bout? Abdiquerez-vous votre responsabilité d'élu au profit de ce gouvernement invisible?  Ne connaissant pas les réponses à ces questions, et ayant peu d'espoir que mes explications vous convainquent, le citoyen que je suis a des raisons de s'inquiéter.

J'espère toutefois qu'il vous restera un peu de capacité critique pour vous interroger sur le rôle joué dans cette affaire par la régie Métrobus. Il serait en effet totalement inadmissible, si les fortes présomptions de collusion avec l'industrie du tabac devaient s'avérer exactes, qu'une régie qui travaille pour un service public instrumentalise sa mission en utilisant la position privilégiée que lui confère son contrat avec l'État, au profit d'intérêts particuliers totalement contraires à l'intérêt général. Faire le jeu des multinationales cigarettières, c'est se mettre du côté d'une industrie dont les actions et les produits ont des effets dévastateurs pour la société, tant sur le plan de la santé publique, de l'économie, que sur celui de leur impact social et environnemental, et qui entraînent chaque année en France près d'un quart de million d'adolescents dans l'addiction nicotinique.

En conséquence de tout ce qui vient d'être dit, je vous demande respectueusement de retirer votre proposition de loi, et j'invite vos collègues députés à la rejeter au cas où vous persisteriez à la maintenir.

Veuillez agréer, Monsieur le Député, l'expression de mes salutations les meilleures,

 

Pascal Diethelm, Vice-président du Comité national contre le tabagisme (CNCT)

 

 

[26] Épouvantail (rhétorique). fr.wikipedia.org. Accès le 10 janvier 2011
[27] Jacques Tati, Coco Chanel : la construction d'un récit médiatique Marie Bessières, Responsable Communication, Association CaméraSanté, Paris, 2009
[28] A propos de la campagne de la Cinémathèque française consacrée au cinéaste Jacques Tati : Metrobus applique la Loi Evin. Mediatransports, Communiqué de presse, 16 avril 2009
[29] Adrian Marshall - Europe Speech. British American Tobacco, 14 mars 2000 (http://legacy.library.ucsf.edu/tid/vfs62a99)
[30] The CORA Roadmap; CORA Regional Meeting – June 2000. British American Tobacco, juin 2000 (http://legacy.library.ucsf.edu/tid/xzz24a99 )
[31] Pitch Program. M. Coughlin, Philip Morris, memorandum, 7 novembre 1996 (http://legacy.library.ucsf.edu/tid/ftp97d00 )
[32] Pitch Program. Philip Morris, rapport, 4 décembre 1997 (http://legacy.library.ucsf.edu/tid/cqh08d00)
[33] Propaganda – Comment manipuler l'opinion en démocratie. Edward Bernays, Zones, Éditions La Découverte, 2007

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