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jeudi 20 janvier 2011
Lettre ouverte à Mr le Député Didier Mathus

Lettre ouverte à Mr le Député Didier Mathus

Une proposition dangereuse


Ainsi qu'il est observé plus haut, l'article de loi proposé peut se lire comme un énoncé circulaire, qui n'apporte rien à la loi existante, mais ne fait que la surcharger en répétant son principe. Par contre, une autre lecture de cet article peut exploiter l'ambiguïté provoquée par une telle circularité (« le législateur a certainement voulu dire autre chose ») : il pourrait alors être interprété de façon à affaiblir fortement la loi Évin, ce qui aurait des conséquences néfastes pour la santé publique. En effet, il y a un risque que la loi proposée n'ouvre toute grande la porte à de nouvelles formes de promotion du tabac et du tabagisme, en permettant d'utiliser les œuvres artistiques ou culturelles comme vecteur publicitaire pour ce produit.

 

N'ayant plus la possibilité de faire de la publicité de façon traditionnelle et publiquement reconnaissable en tant que telle (publicité au-dessus-de-la-ligne – ATL ou above the line en anglais), les cigarettiers  se sont repliés sur la publicité en-dessous-de-la-ligne (BTL ou below the line en anglais), invisible, voire occulte, et donc difficile à contrôler. Ils ont écopé en France de nombreuses condamnations pour leurs multiples violations de la loi Évin et sont à ce titre de perpétuels récidivistes. On peut d'ores et déjà prédire qu'ils ne manqueraient pas de saisir l'opportunité que votre proposition de loi, si elle était adoptée, pourrait leur offrir, quitte à l'appliquer de façon caricaturale. Votre proposition souffre en effet de deux lacunes majeures qu'ils pourront facilement exploiter:

 

1.     Selon l'alinéa 3° que vous proposez d'insérer dans l'article L. 3511-3, l'interdiction de la propagande ou de la publicité, directe ou indirecte, ne s'applique pas « aux œuvres artistiques ou culturelles au sein desquelles figure une image ou une référence liée au tabac ... qui n'ont pas pour objet d'en faire de la publicité ou de la propagande ». Le verbe au pluriel dans la subordonnée indique que ce n'est pas l'image ou la référence liée au tabac qui ne doit pas avoir pour objet de faire de la publicité ou de la propagande pour le tabac, mais bien les œuvres elles-mêmes. Autrement dit, une image ou une référence liée au tabac qui constitue de la propagande ou de la publicité pour le tabac peut être présente dans une œuvre artistique ou culturelle, sauf si cette œuvre a elle-même un objet publicitaire ou de propagande pour le tabac (par exemple, un film publicitaire pour le tabac). Toute œuvre artistique ou culturelle ayant un objet autre que publicitaire ou de propagande pour le tabac,  pourra inclure sans restriction des images ou des références à caractère publicitaire ou de propagande pour le tabac. La porte serait ainsi largement ouverte à une technique publicitaire très répandue connue sous le nom de « placement de produit ». Il suffirait alors que les auteurs de l'œuvre comportant des éléments publicitaires pour le tabac la présentent comme étant de nature artistique ou culturelle pour éviter l'interdiction de la loi Évin. On peut facilement imaginer que cela risque de donner lieu à la production d'une foison d' « œuvres culturelles » dans lesquelles la présence d'image ou de références au tabac serait massive – c'est d'ailleurs hélas déjà le cas aujourd'hui, mais le phénomène pourrait encore s'aggraver de façon significative, alors qu'il devrait plutôt être jugulé.

 

2.     L'alinéa 3° dont vous proposez l'insertion soustrait à l'interdiction les œuvres artistiques ou culturelles « non financées directement ou indirectement par l'industrie du tabac ». Cela reviendrait à exiger que pour appliquer l'interdiction d'une œuvre artistique ou culturelle ayant pour objet de faire de la publicité ou de la propagande pour le tabac, il faudrait encore prouver que cette œuvre est financée directement ou indirectement par l'industrie du tabac. Il convient d'abord de remarquer que si une œuvre de ce type a un caractère publicitaire ou fait la propagande pour le tabac, sa nocivité du point de vue de la santé publique demeure identique qu'elle soit financée par l'industrie du tabac ou non. Si le but de la loi est de protéger la santé publique, une telle œuvre doit donc être interdite, quelle que soit sa source de financement. Si l'on applique le principe de savoir à qui profite le crime, on peut en déduire que l'industrie du tabac ou ceux qui bénéficient du négoce de ce produit ne sont probablement pas étranger à la production d'une telle œuvre, mais, et c'est là un autre point: il est souvent très difficile de le savoir, et a fortiori de le prouver.

En cette ère de globalisation, la production des œuvres artistiques ou culturelles se fait sur tous les continents. Un film peut très bien être réalisé dans un pays qui ne contrôle pas les sources de financement, et où l'industrie du tabac peut facilement payer les réalisateurs pour « orienter » leur œuvre dans un sens conforme à ses intérêts en présentant son produit et le tabagisme sous un jour favorable. D'autre part, les multinationales du tabac opèrent souvent à visage caché, en faisant faire le travail par des organisations écran et des agences de relations publiques ou de publicité, souvent recrutées par des filiales dont les liens avec la maison mère sont loin d'être évidents. Cette industrie aime l'opacité, opacité qui est augmentée par la complexité de ses ramifications au niveau international. Dans une telle situation, exiger de prouver que les œuvres artistiques ou culturelles ne soient pas financées par l'industrie du tabac est une gageure.

 

Rappelons que les principales compagnies de tabac ont récemment été reconnues coupables, par une cour fédérale américaine, d'activités s'apparentant au « crime organisé ». Le tribunal a conclu que les compagnies de tabac avaient conspiré pendant plus de 50 années et que « les nombreux mensonges des industriels et les actes de dissimulation et de tromperie ont été effectués intentionnellement et délibérément dans le cadre d'un projet à facettes multiples pour frauder »[11], observant par ailleurs que « aussi longtemps que ces compagnies sont dans les affaires consistant à vendre et à promouvoir des produits du tabac, elles auront d'innombrables ''opportunités'' et des tentations de conduire de semblables activités illégales afin de maximiser leurs profits, tout simplement comme elle l'ont fait dans les cinq dernières décennies. »[12] Ce jugement a été confirmé par la Cour Suprême des États Unis en 2010. On voit qu'avec une telle industrie, qui n'hésite pas à contourner ou à violer  la loi, il faut être très prudent avant de lui fournir des opportunités supplémentaires de le faire. Votre proposition de loi est en ce sens dangereuse.

 

Chaque année en France, environ 250 000 adolescents (un quart de million) sont piégés par la cigarette et tombent dans l'addiction tabagique. La nicotine modifie la structure du cerveau, et en particulier celle des jeunes cerveaux, de façon souvent  irrémédiable. Ces jeunes commencent à fumer à un âge où ils n'ont aucune notion des conséquences de leur geste sur leur vie future. La moitié d'entre eux n'arrivera pas à se libérer de cette addiction: ils resteront fumeurs jusqu'à leur mort, qui surviendra prématurément à cause du tabagisme dans un cas sur deux. Là réside le véritable scandale, et les citoyens de ce pays sont en droit de souhaiter que la capacité d'indignation des leurs élus parlementaires s'exerce avec autant de vigueur face à ce phénomène, qui en bout de course est responsable annuellement de plus de 60'000 décès, que face à la « falsification de l'histoire » que constitue la libre interprétation d'une photographie d'André Malraux par un artiste graveur de timbres-poste!

 

[11] « Defendants’ numerous misstatements and acts of concealment and deception were made intentionally and deliberately, rather than accidentally or negligently, as part of a multi-faceted, sophisticated scheme to defraud. » United States of America, Plaintiff, and Tobacco-Free Kids Action Fund. et al., Intervenors, vs. Philip Morris, et al., Defendants, Amended Final Opinion United States District Court for the District of Columbia Civil Action No. 99-2496 (GK) 9 août 2006, p. 1602
[12] Ibid. p. 1602

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