Le marketing dissimulé 2.0 des industriels du tabac

Le marketing dissimulé 2.0 des industriels du tabac

Les industriels du tabac ont dans une large mesure inventé les techniques et stratégies de marketing pour attirer de nouveaux consommateurs et dissuader les fumeurs d’arrêter. Depuis les années 1920, ils s’efforcent tout particulièrement de capter le marché des femmes. Pour y parvenir, les arguments n’ont guère varié : d’abord celui du physique et de la séduction avec par exemple la campagne de 1929 de Lucky Strike : « Reach for a Lucky instead of a sweet » (Plutôt une Lucky qu’une confiserie). L’autre thématique utilisée est  celle de  la libération des femmes et de leur émancipation. L’industrie du tabac a toujours détourné la cause du féminisme pour inciter les femmes à faire comme les hommes et fumer leurs produits.  Hors de question de passer à côté du juteux marché de la moitié de l’humanité.

À partir des années 1950, les effets nocifs de la cigarette commencent à être divulgués au grand public. Les industriels s’adaptent très vite face aux inquiétudes sur la santé de leurs consommateurs suscités par leurs produits : être dans le déni, entretenir le doute, déplacer le sujet, gagner du temps, se donner un vernis de la « responsabilité » en affirmant que si les produits sont dangereux les industriels les retireront immédiatement. Bref leurer les consommateurs, les rassurer en ayant recours à des tiers qui vont parler pour eux. C’est alors que les publicités en faveur du tabac présentent des médecins affirmant fumer telle ou telle marque, laissant ainsi entendre aux consommateurs que si un médecin fume cette marque, cette dernière doit être « sûre ». Cette publicité de Camel  datant de 1949 en constitue une illustration « More doctors smoke Camel than any other cigarette » (Plus de docteurs fument des Camel que toutes autres cigarettes)

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La toxicité des produits du tabac a conduit cependant les pays dans le monde à adopter des interdictions de toutes formes de publicité, promotion en faveur du tabac.

Les bonnes pratiques adoptées à l’échelle internationale sur la base des multiples expériences soulignent que le champ de l’interdit doit être le plus complet possible et qu’il importe de poser le principe d’une interdiction général, visant tous les supports quels qu’ils soient actuels ou en devenir.

Les fabricants de tabac s’opposent cependant à tout ce qui fait obstacle à leurs activités lucratives y compris en détournant et violant en permanence les législations de protection et en concevant des modalités de promotion, selon le terme « below the line », ou, en d’autres termes « en dessous du radar ». L’utilisation des paquets de tabac comme supports publicitaires, ou encore les placements produits et comportementaux dans les œuvres culturelles, notamment les films, l’utilisation d’internet s’inscrivent directement dans cette approche.

La promotion sur les réseaux sociaux est donc devenue un véritable champ de bataille pour les fabricants de tabac.

C’est ce qui ressort  d’une enquête de deux ans menée par  Campaign for Tobacco-Free Kids et Netnografica LLC, une société américaine de conseil et de recherche sur la consommation digitale, publiée en ligne et reprise dans une pétition envoyée à la Federal Trade Commission des États-Unis par neuf organisations médicales et de santé publique.

Les industriels du tabac ciblent avant tout les jeunes en utilisant la puissance des réseaux sociaux pour leurs publicités. Les compagnies de tabac recherchent des influenceurs[1] qui ont un nombre important de followers[2] et les paient pour publier des photos mettant en lumière Marlboro, Lucky Strike et d’autres marques de cigarettes. Ces derniers sont « invités » à utiliser des hashtag[3] spécifiques ou à placer/fumer certaines marques de cigarettes sur leurs photos quotidiennes ou à assister à un événement sponsorisé par une marque de tabac.

L’enquête documente plus de 100 campagnes sur les réseaux sociaux menées par les géants du tabac tels que Philip Morris International, British American Tobacco, Japan Tobacco International et Imperial Brands. Netnografica a mené des entretiens avec de jeunes influenceurs qui ont été payés pour promouvoir des cigarettes en ligne auprès de millions de followers sans révéler qu’ils étaient engagés dans le placement de produits (les personnes interviewées ont bénéficié de l’anonymat). Il a été découvert  de nombreux échanges d’emails déterminant l’utilisation de hashtags comme #RedIsHere pour Marlboro, #lus ou #likeus pour Lucky Strike ou #FreedomMusic pour Winston, qui fait ainsi la promotion de ses concerts sponsorisés… Marlboro va même plus loin avec des hashtags  encourageants et qui se veulent émancipateurs comme #YouDecide ou #DecideTonight dans le prolongement de leur campagne Les Maybe never win. Be Marlboro. Ces mots clés n’utilisant jamais le terme de sponsoring ou publicité sont beaucoup plus difficiles à saisir et elles leur de faire de la publicité tout en passant  « inaperçus ».

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Dans cette stratégie, rien n’est laissé aux hasards : les influenceurs sont formés sur les marques à promouvoir, quel est le moment idéal dans la journée pour publier les photos afin d’obtenir une visibilité maximale et sur la manière de prendre des « photos naturelles » qui ne ressemblent pas à des publicités mises en scène.

L’enquête révèle même le cas où les influenceurs ont reçu l’ordre/ la consigne de dissimuler les avertissements sanitaires apposés sur les paquets de cigarettes avant de les publier sur les réseaux sociaux.

L’enquête a révélé que les relations entre les industriels du tabac et les influenceurs s’effectuaient par le biais d’agences de relations publiques. Par exemple, en Italie, les influenceurs sont payés par une agence de marketing tierce pour publier du contenu sur Instagram qui fait la promotion des cigarettes Lucky Strike pour la campagne « Like Us ». Dans certains cas, les paiements et avantages rémunérés se faisaient directement sans passer par un organisme tiers

[4]instagram-influenceurs-marketing-tabac-jeunes-tabagisme-ad-advert-lucky-strike

Selon Caroline Renzulli, qui a supervisé le projet pour l’organisation CTFK, 123 hashtags ont été associés aux produits du tabac de ces sociétés et on a dénombré plus de 25 milliards de reprises dans le monde – dont 8,8 milliards aux États-Unis. Le fait que les hashtags utilisés par les influenceurs soient principalement en anglais indique que les compagnies de tabac ciblent un public mondial. Comme leur nom l’indique, les influenceurs sont, à travers leurs publications, susceptibles de façonner le comportement de certaines personnes qui les suivent, notamment les adolescents. Les consommateurs plus jeunes sont souvent attirés par les influenceurs. Ils les trouvent plus authentiques, ils se sentent davantage attirés par eux et ils les considèrent comme davantage  dignes de confiance que les célébrités. En outre, ces jeunes sont davantage sensibles à la publicité sur les réseaux.

L’influenceur paraît crédible aux yeux des jeunes car il est prétendument indépendant vis-à-vis des marques et des entreprises sur lesquelles il s’exprime.  De ce fait toutes ses actions sont perçues comme celles résultant d’un libre arbitre. L’influrenceur est socialement très actif avec de grandes compétences de communication et il est engagé sur des thématiques précises. Pour le follower, voir un influenceur qu’il suit par intérêt, fumer fait du tabagisme une norme enviable et une incitation à adopter ce comportement

L’utilisation d’Instagram dans le marketing du tabac élimine les barrières de l’âge et expose les mineurs et jeunes adultes à la promotion des produits du tabac ou à des événements connexes parrainés par les compagnies de tabac (41% des utilisateurs d’Instagram ont entre 16 et 24 ans, selon Global Web Index)

 


[1]  Version moderne du leader d’opinion qui utilise principalement les réseaux sociaux. C’est une personne dont les écrits sur une marque ou un produit sont susceptibles d’influencer le comportement d’un nombre significatif de consommateurs.
[2]  Les followers sont les utilisateurs ayant fait le choix de s’abonner au compte d’un autre  et donc de suivre les actualités que cette personne poste sur son compte
[3]  Symbole matérialisé par un dièse qui, associé à un mot ou à un groupe de mots, regroupe toute référence à ce même terme. Utilisé sur les réseaux sociaux, il permet de marquer un contenu avec un mot-clé plus ou moins partagé.
[4] Les ambassadeurs de Lucky Strike ont reçu ces instructions l’année dernière en Italie et ils ont inclus une note pour couvrir les images «devant figurer sur les paquets par la loi» (sans doute les étiquettes de mise en garde).

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