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L’Abécédaire des Institutions… cas d’école d’une manipulation

L’Abécédaire des Institutions… cas d’école d’une manipulation

Les semaines qui ont précédé les débats à l’Assemblée Nationale ont conduit à un grand nombre d’initiatives pour influencer le vote des décideurs. Parmi ces manœuvres celle de la manipulation des positions d’illustres acteurs de santé et de la prévention mérite d’être soulignée.

Petit retour en arrière : Novembre 2014, Marianne Lagrange se présentant comme « journaliste pigiste » travaillant pour l’Abécédaire des Institutions qui « édite des cahiers thématiques et publications spéciales à destination des élus et parlementaires » contacte divers experts de la santé pour réaliser une brochure concernant les politiques antitabac.

Un extrait d’un mail de Marianne Lagrange adressé à l’un des experts est présenté ci-dessous :  

L’extrait du mail donne un premier aperçu du parti-pris donné. L’étude de la brochure intitulée « Tabac : pour une autre politique de santé » envoyée aux parlementaires reprend parfaitement ce parti-pris et révèle une technique particulière de l’industrie du tabac et qui se résume dans les termes suivants : manipuler des intervenants venant de la santé pour défendre les intérêts de l’industrie du tabac. L’analyse de la brochure illustre ce propos.

Cette note a été rédigée par Pascal Diethelm, ancien responsable de l’OMS et expert des pratiques de l’industrie du tabac. 

Décryptage :          

– Une approche aucunement scientifique ;

– Des propos d’experts santé dénaturés et/ou mis dans un contexte qui en déforme le sens (par exemple l’utilisation de titres ou sous-titres qui ne correspondent pas à ce qu’ils disent dans le corps du texte) ;

– Leur contribution est utilisée comme un écrin servant à crédibiliser les parties rédigées par la rédaction, qui reproduisent la propagande et le déni scientifique de l’industrie du tabac ;

– L’objet principal – et probablement la motivation essentielle – de l’Abécédaire est une attaque en règle contre le paquet neutre ;

– Accessoirement, l’Abécédaire essaie de régler son compte à la politique actuelle de prévention du tabagisme, en réclamant une réforme ressemblant à s’y méprendre aux démarches de prévention du tabagisme prônées par l’industrie du tabac, dont la caractéristique essentielle est leur totale inefficacité, quand elles ne sont pas incitatives au tabagisme ;

– L’Abécédaire évite toute référence à la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, que la France et l’Europe ont ratifiée, et qui fournit les instruments pour la politique de contrôle du tabac, dont l’efficacité fait l’objet d’un consensus mondial et a été validée scientifiquement ;

– L’Abécédaire dénigre des mesures de lutte contre le tabagisme dont l’efficacité a pourtant été rigoureusement démontrée telles les augmentation des prix, l’instauration de « paquet neutre » pour les produits du tabac. Il propose en revanche des approches qui n’ont jamais fait la preuve de leur efficacité (par exemple certaines modalités d’interventions dans les écoles) et qui sont soutenues par les industriels du tabac ; 

– L’Abécédaire contient pratiquement à chaque page de grosses inexactitudes et des expressions surprenantes, dont nous établissons un inventaire dans l’analyse ;

– Alors même que l’Abécédaire revendique une autre politique en inscrivant son approche dans la prévention, les auteurs de ce document illustrent cette politique par des visuels présentant de jeunes adolescents en train de fumer, à l’instar de modèles et véhiculent ce faisant un message totalement contradictoire avec ce qu’ils affirment. 

 

 

Analyse de la brochure

 

Responsabilisation et déculpabilisation : deux thèmes récurrents des cigarettiers

Deux thèmes interviennent de façon récurrente dans l’Abécédaire : celui de la responsabilisation (ou de l’implication) du fumeur et celui de sa déculpabilisation. Ces deux thèmes font partie de la panoplie rhétorique de l’industrie du tabac, et il convient de donner les clefs permettant de les décoder.

Traitons d’abord la responsabilisation du fumeur. Dans son interview, Catherine Génisson dit (page 5) qu’« il faut que les différentes populations à risque concernées par le tabagisme acceptent une responsabilisation plus grande de leur action », ajoutant que « le citoyen doit assumer et sa responsabilisation est nécessaire pour la réussite des campagnes de prévention ».  Un peu plus loin (page 6), que les jeunes doivent être « impliqués » dans la lutte contre le tabagisme. Denis Jacquat, quant à lui, déclare que « les parents doivent être impliqués » et que « la responsabilisation de chacun est importante ». Dans l’article intitulé « Cibler plutôt que choquer » (pages 16-18), la responsabilisation des jeunes est mise en avant. Sous « A retenir », on lit la phrase suivante : « Les jeunes doivent se responsabiliser et être acteurs de leur campagne de prévention. » Dans le texte de l’article, il est  précisé : « Là encore, c’est sur la relation et la responsabilité de l’enfant que la démarche repose, permettant au jeune de faire ses propres choix en connaissance de cause. »

En fait, cette insistance sur la responsabilisation du consommateur, et notamment de l’adolescent qui commence à fumer « en connaissance de cause » est l’argument utilisé depuis toujours par l’industrie du tabac pour externaliser sa propre responsabilité et la transférer sur le consommateurs, alors qu’elle connait parfaitement le caractère hautement addictif de son produit, qui inhibe une partie des mécanismes de la volonté chez le fumeur et le démunit face à son tabagisme. C’est l’argument qu’elle utilise pour sa défense devant  les tribunaux. Elle est la seule à utiliser ce type d’approche.

L’autre thème est celui de culpabilisation du fumeur et de sa nécessaire déculpabilisation. Ce thème est prédominant dans l’Abécédaire. Denis Jacquat est cité à la page 6 disant : « La responsabilisation de chacun est importante et ce sans tomber dans la culpabilité. » Sur la même page, Catherine Génisson dit que les femmes enceintes doivent être informées des dangers du tabagisme « sans aller dans la culpabilité ». Dans son interview à la page 14, le Dr Patrick Lamour insiste sur la culpabilisation : « Parce qu’on n’arrive pas à prendre des mesures fortes contre l’industrie du tabac (paquets neutres, restriction d’accès, etc.), on préfère culpabiliser l’individu », répétant un peu plus loin qu’il « faut donc plutôt accompagner les individus vers des solutions que culpabiliser sa (sic !) consommation ». Il ajoute encore « On ne construit pas la santé sur la peur. Or, c’est ce que l’on a tendance à faire en France en culpabilisant les fumeurs. » L’article intitulé « Cibler plutôt que de choquer » dit que « les professionnels doivent travailler ensemble dans la prévention du tabagisme mais à partir d’images positives et déculpabilisantes… » Le thème de la déculpabilisation apparaît à trois autres reprises dans cet article.

Le terme « culpabilisant » est utilisé par l’industrie du tabac pour qualifier les images choc qui avertissent les fumeurs des conséquences sanitaires de leur tabagisme. L’industrie a tout fait pendant de nombreuses années pour cacher la vérité à ses clients et aux décideurs politiques, en niant que leur produit provoque le cancer et d’autres maladies. Ils n’aiment pas ces images choc qui présentent leur produit sous son vrai jour et qui disent la vérité au fumeur, eux qui ont toujours pratiqué le mensonge en la matière. Ils s’opposent à ce que leurs clients soit clairement informés sur la nature réelle de leur produit, en qualifiant cette information de « culpabilisante ». Ils aimeraient une information qui utilisent des « images positives et déculpabilisantes », qui rassurent leur client, évitant ainsi de leur donner l’idée d’arrêter de fumer.

Inexactitudes et expressions surprenantes

A la page 3, dans l’avant dernier paragraphe de l’éditorial, le « vapoteur personnel » est donnée en exemple des « outils validés de réduction du risque ». Le vapoteur est peut-être un outil potentiel de réduction du risque, mais sa validation à ce titre fait l’objet de débats animés et n’est pas à l’heure actuelle établie.

A la page 7, Denis Jacquat avance que les populations précaires sont celles qui consomment le plus de tabac (ce qui est vrai) et sur lesquelles l’augmentation des prix a le moins d’effet (ce qui est faux). Les études scientifiques montrent que les populations ayant les plus bas revenus sont les plus sensibles à une augmentation des prix du tabac et donc sont celles qui bénéficient le plus d’une telle augmentation.

A la page 11, le premier paragraphe parle des « mesures prises par les gouvernements contre les fumeurs » ; c’est là une expression très surprenante, qui est pratiquement une signature. Aucun responsable de santé publique impliqué dans la lutte contre le tabagisme (gouvernemental ou autre) n’utiliserait cette expression « contre les fumeurs ». Les mesures de lutte antitabac sont prises « pour les fumeurs », généralement pour aider à arrêter ceux qui ont pris conscience des dangers du tabagisme et qui désirent ne plus fumer et pour aider ceux qui n’ont pas encore franchi le pas de la prise de conscience à le faire, tant cette première étape est le préalable indispensable à l’arrêt du tabac. Seuls les industriels du tabac et leurs alliés utilisent cette expression « contre les fumeurs » pour qualifier les mesures de prévention du tabagisme.

A la même page, à la fin du même paragraphe, il est dit que la baisse de la consommation induite par les augmentations des taxes sur le tabac a été largement compensée par une augmentation de l’utilisation du tabac à rouler. C’est faux, même si l’examen des variations de ces deux types de produits en pourcentages pourrait parfois le faire croire. Ainsi, en janvier 2015, 3 573 millions de cigarettes ont été vendues en France, ce qui représente une baisse de 2,5 % par rapport à janvier 2014. Par contre, 660 tonnes de le tabac à rouler ont été vendues le même mois, c’est-à-dire 1,5 % de plus qu’un an auparavant. Une tonne de tabac à rouler représente grosso modo l’équivalent d’un million de cigarettes. En nombre de cigarettes, la diminution des ventes de cigarettes représente une baisse de 91 millions d’unités, alors que l’accroissement des ventes de tabac à rouler représente une hausse équivalente à seulement 10 millions de cigarettes. Même si la vente de tabac à rouler avait augmenté du même pourcentage que la baisse de la vente cigarettes, soit 2,5 %, la vente de tabac, tous produits confondus, aurait enregistré une baisse nette équivalente à 75 millions de cigarettes. On voit que l’accroissement des ventes de tabac à rouler est très loin de compenser la diminution de la vente de cigarettes.

A la page 12, la représentante de British American Tobacco avance que « les mesures de santé publique prises par rapport au prix du paquet n’ont fait que changer les habitudes des consommateurs, qui se sont soit reportés vers d’autres produits (tabac à rouler, cigarettes électroniques, produits du tabac non taxés sur le territoire français), soit tourné vers le commerce illégal. » C’est faux. Les produits du tabac ont une élasticité reconnue d’environ -0.6 (en fait -0.62 en moyenne en France sur les 60 dernières années selon les calculs de Catherine Hill, chiffre indiquant une forte sensibilité au prix, en d’autres mots, si le prix augmente, la demande baisse) et ce sont les jeunes et les personnes à faibles revenus qui sont les plus susceptibles d’arrêter à la suite d’une forte augmentation de prix. De plus, le « changement d’habitude » ne s’applique qu’aux consommateurs actuels. L’augmentation des prix a aussi un fort effet dissuasif sur l’initiation au tabagisme chez les jeunes et la rechute, c’est-à-dire chez des personnes qui n’ont pas ou plus « l’habitude » de fumer. Notons au passage que l’Abécédaire utilise l’euphémisme caractérisé de la rhétorique de l’industrie du tabac consistant à qualifier d’« habitude » ce qui est en fait une « addiction » chimique et comportementale.

Toujours à la page 12, l’Abécédaire reprend les chiffres de l’étude KPMG, qui a été commanditée par l’industrie du tabac et dont on sait que les estimations du trafic illicite sont fortement exagérés, étant basées sur une méthodologie défectueuse et sur des données fournies par l’industrie du tabac. L’augmentation de 11% du commerce illicite en un an est une pure invention de l’industrie du tabac, qui est coutumière de ce genre de désinformation.

A la page 12 encore, bas de la colonne de gauche, il est dit que les augmentations des taxes ne génèrent plus de recettes à l’État. Curieusement cependant, l’Abécédaire oublie de dire que l’industrie elle continue d’augmenter les prix pour préserver et même augmenter ses profits. Pour cela, il y a toujours une réserve importante. En fait, il reste une grande marge pour l’augmentation des prix. Lorsque le gouvernement renonce à accroître la taxe sur le tabac, cette marge est alors exclusivement exploitée par l’industrie du tabac, qui ne s’en prive pas pour augmenter ses profits, au détriment des recettes de  l’État. C’est ce qui s’est d’ailleurs passé en janvier de cette année, où le Parlement a fait un cadeau à l’industrie du tabac de 70 millions d’euros en renonçant à l’augmentation de la taxe. [1]

L’Abécédaire reprend à son compte la désinformation de l’industrie du tabac concernant le paquet neutre en Australie

La section intitulée « Fiasco du paquet neutre en Australie » n’est autre qu’une compilation de la désinformation, assez grossière d’ailleurs, de l’industrie du tabac. Ce verdict de « fiasco » part de façon contradictoire du constat que le tabagisme a fortement baissé dans ce pays dans les années récentes, passant de 15,1 % en 2010 à 12,8 % en 2013, soit une baisse de 15 % chez la population de plus de 14 ans. [2]

Ces chiffres montrent que la politique de lutte contre le tabagisme en Australie est d’une efficacité remarquable. Il faut une contorsion sémantique extraordinaire pour appeler cette réussite un « fiasco », mais, dans sa rhétorique, l’industrie du tabac est coutumière de ce genre d’antiphrase, par exemple lorsqu’elle invoque la liberté et la jeunesse pour vendre une produit qui rend dépendant et provoque le vieillissement précoce.

Les compagnies de tabac ont sorti de leur chapeau des chiffres qui démentent les statistiques officielles australiennes. La prétendue hausse des ventes des paquets de cigarettes entre 2012 et 2013 est basée sur les livraisons aux commerces de détail effectuées par les industriels du tabac, qui auraient augmenté de 0,26 % en 2013 (chiffre de l’industrie – l’Abécédaire l’a arrondi à 0,3 %). Mais ces livraisons ne correspondent pas aux ventes : un paquet peut rester jusqu’à une année sur les étagères. Le volume des livraisons est manipulable à souhait par les industriels du tabac, qui peuvent reporter des livraisons de fin d’année sur l’année suivante ou accélérer des livraisons normalement prévue pour le début de l’année suivante. Ce minuscule accroissement des livraisons n’est donc pas un indicateur fiable de la consommation de tabac en Australie. D’autant plus que dans le même temps, la population australienne a augmenté de 1,8 %, c’est-à-dire six fois plus que l’augmentation prétendue des ventes de cigarettes. Les compagnies ont soigneusement évité les bonnes explications de cette augmentation des livraisons en 2013. D’une part, il n’y a pas eu en 2012 de renouvellement des stocks des anciens paquets, ceux-ci devenant invendables à partir du mois de décembre. Fin 2012, le niveau des stocks chez les débitants était donc bas et leur réalimentation s’est étalée sur 2013. D’autre part, un examen détaillé des stocks montre que les débitants ont eu tendance à augmenter leurs stocks avant l’augmentation des taxes qui a eu lieu en décembre 2013. Dans ces circonstances, l’accroissement de 0,26 % des livraisons en 2013 par rapport à 2012 peut même être considéré comme un chiffre étonnement bas, qui ne peut s’expliquer que par une baisse prononcée de la consommation. [3]

Dans une interview, le PDG du groupe Imperial Tobacco, Alison Cooper, commentait les résultats de sa compagnie au cours du premier semestre 2013 (période comptable allant du 1er octobre 2012 au 31 mars 2013) comme suit : « Je dois mentionner qu’en Australie, nous avons eu les six premiers mois du paquet neutre. Nous avons observé un déclin du marché de 2 % à 3 %, ce qui n’est peut-être pas aussi mauvais que ce que nous avions prévu. » [4]

S’il y a des données fiables en Australie, ce sont les chiffres officiels du Trésor, qui portent sur les taxes (accises et taxes douanières) perçues sur les produits du tabac. Ces taxes ont décliné de 3,4 % en 2013 par rapport à 2012. Ce chiffre traduit une forte chute de la consommation en 2013, chiffre qui est pourtant atténué par le fait que les données 2012 incluent le dernier trimestre pendant lequel le paquet neutre était déjà utilisé (le paquet neutre a été introduit le 1er octobre 2012).

Réalisant qu’ils ne sont pas crédibles en niant l’évidence, les cigarettiers se sont résolus à admettre la baisse de la consommation qui a suivi l’introduction du paquet neutre en Australie, tout en expliquant que cette baisse n’a eu lieu que « dans le réseau de vente officiel » et qu’elle a été compensée par une « explosion du marché parallèle ».

Cette explication est reprise dans l’Abécédaire sans aucune distance critique. La brochure fait sienne les allégations de l’industrie du tabac et fonde ses arguments sur les études financées par l’industrie du tabac, dont la fameuse étude KPMG. Cette étude est très contestée : les données qu’elle utilise, fournies par l’industrie du tabac, ne sont pas considérées comme fiables et sa méthodologie est qualifiée de défectueuse, avec pour résultat des estimations de la contrebande qui sont fortement exagérées. [5] KPMG met d’ailleurs en exergue de son rapport un avertissement disant que «ce travail a été effectué dans le but de satisfaire le cahier des charges conclu avec Philip Morris, British American Tobacco et Imperial Tobacco, qui comporte certaines clauses particulières » et ajoutant que « ce rapport ne peut pas être considéré comme approprié ou fiable pour toute autre utilisation ou autres personnes que les commanditaires. » [6]

Une enquête plus fiable portant sur un échantillon beaucoup élevé que l’étude de KPMG arrive à des estimations plus précises et beaucoup plus basses du commerce illicite de cigarettes en Australie (qui se situent autour de 3%) et qui ne montrent aucune hausse de la contrebande en 2013. [7] En fait, il apparaît plutôt vraisemblable que le paquet neutre ait contribué à une diminution de la contrefaçon, car ce type d’emballage n’est pas pour l’instant contrefait (il faut d’ailleurs noter qu’un paquet neutre n’est pas plus facile à copier qu’un paquet ordinaire) et le paquet neutre rend plus facile l’identification du paquet de contrebande.

Contrairement à ce que dit l’Abécédaire, il n’y a pas de « guerre des chiffres ». Les résultats publiés dans les revues scientifiques à comité de lecture fournissent des preuves de l’efficacité du paquet neutre en Australie, preuves qui sont reconnues unanimement par la communauté scientifique. Seules les études commissionnées par l’industrie du tabac, donc aucune n’a passé le cap de la publication dans une revue scientifique à comité de lecture, vont dans une direction opposée à ce consensus. En réalité, plus qu’à une guerre des chiffres, nous assistons à la perpétuation de la politique de déni scientifique qui caractérise depuis plus de 50 ans le comportement de l’industrie du tabac chaque fois qu’elle est confrontée à des faits qui ne sont pas compatibles avec ses intérêts commerciaux. Comportement qui lui a d’ailleurs valu d’être condamnée de nombreuses fois par les tribunaux, et même d’être reconnue coupable « d’activités frauduleuses s’apparentant au crime organisé » (procès RICO aux USA). Ce qui ne l’empêche pas cependant de récidiver.

Il convient de se remémorer les objectifs que s’est fixé le gouvernement australien en adoptant le paquet neutre comme mesure de lutte contre le tabagisme :

(a) Réduire l’attrait des produits du tabac pour les consommateurs ; et

(b) augmenter l’efficacité des avertissements sanitaires sur les emballages individuel des produits du tabac ; et

(c) réduire la capacité des emballages individuels des produits du tabac d’induire le consommateur en erreur sur le caractère nocif du tabagisme ou de la consommation de produits du tabac ; et

(d) en réalisant ces objectifs sur le long terme, et dans le cadre d’une suite complète de mesures de prévention du tabagisme, contribuer à l’effort visant à réduire le taux du tabagisme. [8]

Toutes les études récentes, publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture montrent que ces objectifs ont été largement atteints (voir à ce titre le récent supplément de la revue Tobacco Control publiée par le groupe du British Medical Journal). [9] Par contre, le gouvernement australien ne s’est jamais attendu à ce que la mesure ait un effet immédiat prononcé sur le taux de fumeurs dans le pays. Une réduction de ce taux n’est conçue que comme une conséquence à long terme de la réalisation des objectifs mentionnés ci-dessus.

Cependant, l’industrie a axé toute son approche de déni sur l’absence d’une forte réduction de la prévalence qui aurait dû se manifester dès décembre 2012 et ce de façon irréfutable. Une telle exigence n’est pas fondée. Elle ne prend pas en compte la puissance de l’addiction à la nicotine. Elle fait aussi l’impasse sur le fait qu’un ralentissement même important de l’initiation au tabagisme n’a, dans le court terme, qu’un effet très limité sur la prévalence globale, dans la mesure où cette initiation s’effectue principalement chez les adolescents, qui ne représentent qu’une petite fraction de la population totale des fumeurs. Le ralentissement de l’initiation a un effet cumulatif et il faut attendre plusieurs années avant que cet effet se manifeste pleinement sur la prévalence générale du tabagisme. Tout cela a été occulté par l’industrie du tabac dans sa tentative de nier l’efficacité du paquet neutre en tant que mesure de prévention du tabagisme et son refus de reconnaître son succès évident en Australie. Déni que l’Abécédaire fait sien sans aucun recul critique : il ne fait que d’être l’écho de la désinformation des compagnies de tabac.

Trois exemples de pays mal choisis et mal représentés 

Dans le chapitre intitulé « La prévention peut fonctionner », l’Abécédaire fait référence trois pays qui seraient de bons exemples d’initiatives « locales » de lutte contre le tabagisme, « alliant réglementation et prévention auprès des jeunes » : l’Allemagne, le Canada et la Suisse. Cependant, si on y regarde de près, ces exemples sont d’une part loin d’être aussi probants que l’Abécédaire le laisse entendre, et d’autre part, l’Abécédaire donne de leur politique en matière de prévention du tabagisme une version déformée et entachée de graves inexactitudes.

Il est nécessaire de rappeler la stratégie des fabricants de tabac qui prônent la « prévention ».  Pour empêcher la mise en place de lois contraignantes et efficaces, les fabricants de tabac adoptent un discours lénifiant contre lequel, a priori, personne ne saurait être en désaccord. Sous couvert de « prévention », concept très vague dans leur bouche et limitée à une forme d’information et d’éducation à la santé, ils répètent ce discours en se présentant comme « force de proposition » pour régler un problème qu’ils causent. En fait, ils savent pertinemment que la seule information et éducation ne sont nullement en mesure, à elles seules, de réduire la consommation de tabac et l’entrée dans le tabagisme des jeunes.

La mesure du port de la ceinture dans les véhicules constitue une illustration dans un domaine distinct mais présentant des similitudes. Cette mesure n’est aujourd’hui plus remise en cause dans le débat public et elle est admise voire considérée comme une évidence par l’ensemble de la population. Pourtant, ce résultat a été rendue possible au travers d’une obligation, accompagnée de sanctions en cas de manquement à celle-ci. De la même manière, pour le tabac, lorsqu’une règle claire d’interdiction est posée dans une optique de protection et de prévention comme par exemple des espaces publics totalement non fumeurs, cette mesure est parfaitement comprise, acceptée et même soutenue par la population. Aujourd’hui, le fait est que plus personne (la majorité des fumeurs, comme des non fumeurs) ne reviendrait sur cette loi.

Revenons sur les « pays modèles » mis en avant par l’Abécédaire. L’Allemagne, tout d’abord, n’est pas vraiment un modèle en matière de lutte antitabac. Dans le Tobacco Control Scale édité par l’Association européenne des ligues contre le cancer, qui établit un classement des pays de la région européenne en fonction de leur politique de prévention du tabac, l’Allemagne se situe à l’avant-dernière place, soit à la 33ème place sur 34. [10]

Certes, comme l’Abécédaire le fait remarquer, le pourcentage de fumeurs chez les jeunes a considérablement diminué dans ce pays, passant de 28 % en 2001 à 12 % en 2012, ce qui est spectaculaire. Cependant, il est faux d’attribuer ce succès aux programmes de prévention dans les écoles, telles que la campagne Be smart / don’t start, dont l’efficacité est très limitée. Le Centre allemand de recherche sur le cancer (DFKZ) à Heidelberg a récemment publié un rapport intitulé Tobacco prevention in Germany : what works ?  (Prévention du tabagisme en Allemagne : qu’est-ce qui marche ?) dans lequel il passe en revue l’efficacité de ces démarches. La conclusion du  rapport est claire :  « Les évaluations montrent que les effets de programmes de prévention contre le tabac dans les écoles n’ont qu’un effet minimal sur le tabagisme des adolescents. (…) Les responsables de ces programmes dénoncent les efforts déployés par les lobbyistes de l’industrie du tabac visant à présenter de façon trompeuse le `modèle allemand` et à l’ériger en exemple pour remettre en cause les politiques de lutte antitabac.» Qu’est-ce qui marche alors ? Le rapport allemand arrive à la conclusion suivante : « Au cours des années écoulées, l’Allemagne a mis en œuvre plusieurs mesures de contrôle du tabagisme dans le but de réduire la consommation de tabac. Les mesures qui ont eu le plus de succès dans la prévention du tabagisme des jeunes ont été celles qui ne ciblaient pas spécifiquement les jeunes. Les plus efficaces ont été les augmentations substantielles des taxes sur le tabac et l’interdiction de fumer dans les lieux publics. » [11] En bref, le rapport allemand contredit l’efficacité de l’approche proposée par l’Abécédaire, qu’il assimile à la propagande de l’industrie du tabac.

L’Abécédaire n’est pas très bien renseigné en ce qui concerne le Canada. La politique de prévention dans ce pays ne repose pas sur trois axes, comme le dit la brochure, mais sur quatre, qui sont les suivants :

  • décourager les enfants et les jeunes de commencer à fumer ;
  • aider les fumeurs à renoncer au tabac ;
  • aider les Canadiens à se protéger contre la fumée secondaire ;
  • contrôler la fabrication, la vente, l’étiquetage et la promotion des produits du tabac au moyen de règlements pris en vertu de la Loi sur le tabac. [12]

La brochure oublie de mentionner le quatrième axe qui concerne les pratiques de l’industrie du tabac.

Finalement, la Suisse est, comme l’Allemagne, très loin d’être un modèle en matière de lutte contre le tabagisme. Le pays subit fortement l’influence des multinationales du tabac, qui y ont infiltré les milieux économiques et exercent une pression considérable sur les décideurs politiques. [13] Depuis quelques années, le taux de tabagisme ne baisse plus. Dans l’échelle Tobacco Control Scale qui classe les pays européens selon leur politique antitabac, la Suisse a régressé, passant de la 11ème place en 2010 à la 18ème en 2013 (sur 34 pays). Le domaine de la protection de la santé étant une compétence cantonale, la lutte antitabac est répartie entre les 26 cantons et est donc très fragmentée et disparate, ce qui en limite considérablement l’efficacité. Les mesures prises au niveau fédéral sont très réduites et sont accompagnées d’une clause permettant aux cantons d’aller plus loin. La lutte contre le tabagisme en Suisse s’inscrit dans la doctrine Cotti (ancien ministre helvétique) selon laquelle la prévention du tabagisme n’est envisageable que si elle n’est pas préjudiciable aux intérêts de l’industrie du tabac. Le récent rejet par le Conseil fédéral suisse du paquet neutre (rejet sur lequel le parlement peut revenir) en est une manifestation récente. La Suisse est surtout le modèle dont rêve l’industrie du tabac: un pays qui lui offre un sanctuaire mondial et constitue pour elle à la fois un paradis fiscal et un paradis judiciaire, avec un pouvoir politique acquis à sa cause.

Selon l’évaluation globale réalisée pour la Cochrane*de toutes les études portant sur les interventions de prévention du tabagisme en milieu scolaire afin d’en déterminer l’efficacité, la conclusion à laquelle aboutissent les scientifiques est la suivante : « En dépit d’une recherche étendue et complète de la littérature scientifique et une évaluation rigoureuse des études, nous n’avons pas trouvé de preuve permettant de justifier les interventions de prévention du tabagisme en milieu scolaire. » [14]

Ces interventions de prévention du tabagisme en milieu scolaire séduisent les entreprises du tabac, puisqu’elles créent l’illusion de mesures prises sans risquer de porter atteinte aux intérêts commerciaux des compagnies de tabac. Au point même qu’en Russie, ce type de prévention était jusqu’à récemment financé directement par British American Tobacco et d’autres compagnies de tabac. [15]

L’approche, vantée par l’Abécédaire, est celle qui est aussi préconisée par l’industrie du tabac. Là encore, l’Abécédaire ne fait que reprendre à son compte la propagande des fabricants de tabac, sans manifester le moindre recul critique.

 

Derrière l’Abécédaire, un cabinet de lobbying travaillant pour l’industrie du tabac

Le cabinet de Domaines Publics compte pour client l’industrie du tabac. Ce cabinet travaille notamment depuis de nombreuses années avec Altadis-Imperial Tobacco.

Sandrine Lesperat, mentionnée dans l’Abécédaire et actuelle lobbyiste de British American Tobacco, a été une ancienne collaboratrice parlementaire de Frédéric Lefebvre (ancien actionnaire de Domaines Publics). Elle a également été recrutée précédemment par Pic Conseil (devenu par la suite Domaines Publics) pour assurer le lobbying de l’ANIA, Association Nationale des Industries Alimentaires (ANIA).

Pour en savoir plus sur ce cabinet, vous pouvez visionner ce documentaire de Lundi Investigation titré « Les lobbies au cœur de la république », à partir de la minute de la 36ème minute.


[1] http://sante.lefigaro.fr/actualite/2015/02/19/23417-letat-fait-cadeau-70-millions-deuros-cigarettiers
[2] Ministère de la Santé de l’Australie, dernière mise à jour 6 mai 2015 <http://www.health.gov.au/internet/main/publishing.nsf/Content/tobacco-kff>
[3] Cancer Council Victoria. What happened to sales of tobacco products since the implementation of plain packaging in Australia ? Fact sheet no. 2 , 2 March 2015 (Voir http://www.cancervic.org.au/downloads/plainfacts/Facts_sheets/Facts_Sheet_no._2._Sales_260215.pdf)
[4] Imperial Tobacco half-year 2013 results. Interview with Alison Cooper, CEO, and Bob Dyrbus, FD (Voir http://video.merchantcantos.com/media/202678/imperial_tobacco_half_year_results_transcript.pdf)
[5] Cancer Council Victoria. What has happened to use of illicit tobacco since the introduction of legislation to standardise the packaging of tobacco products in Australia? Fact sheet no. 3 , March 2015 (Voir http://www.cancervic.org.au/downloads/plainfacts/Facts_sheets/Facts_Sheet_no_3_Illicit_tobacco_260215.pdf)
[6] KPMG. Illicit tobacco in Australia. 2013 Half Year Report, October 2013 (Voir http://www.ecta.org/IMG/pdf/kpmg_report_on_illicit_trade_australia_4_nov_2013.pdf)
[7] Scollo M, Zacher M, Durkin S, and Wakefield M. Early evidence about the predicted unintended consequences of standardised packaging of tobacco products in Australia: a cross-sectional study of the place of purchase, regular brands and use of illicit tobacco. BMJ Open, 2014; 4(8). (Voir http://bmjopen.bmj.com/content/4/8/e005873.abstract)
[8] Voir http://www.health.gov.au/internet/main/publishing.nsf/Content/tobacco-kff
[9] Implementation and evaluation of the Australian tobacco plain packaging policy. Tobacco Control, Volume 24, Suppl. 2, April 2015 (Voir http://tobaccocontrol.bmj.com/content/24/Suppl_2.toc)
[10] Joossens L. et Raw M. The Tobacco Control Scale 2013 in Europe, A Report of the Association of European Cancer Leagues, mars 2014. (Voirhttp://www.cancer.be/sites/default/files/TC-2013-in-Europe.pdf)
 [11] DFKZ – German Cancer Research Center. Tobacco prevention in Germany – What works? From Science to Politics, Heidelberg, 2014.  (Voir http://www.dkfz.de/de/tabakkontrolle/download/Publikationen/AdWfP/AdWfP_Tobacco_prevention_in_Germany_what_works.pdf
[12] Des assises solides, un objectif renouvelé – Aperçu de la Stratégie fédérale de lutte contre le tabagisme du Canada 2012-2017, Santé Canada (Voir http://www.hc-sc.gc.ca/hc-ps/alt_formats/pdf/tobac-tabac/fs-sf-fra.pdf)
[13] Pour donner une idée de cette présence massive de l’industrie du tabac en Suisse, il suffit d’observer que deux des quatre grandes multinationales du tabac ont leur siège mondial en Suisse, Philip Morris International à Lausanne et Japan Tobacco International (JTI) à Genève. British American Tobacco (BAT) est aussi fortement implantée en Suisse avec des bureaux largement surdimensionnés en personnel par rapport au marché national, la société BAT International dont le siège est dans le canton de Zoug. Pas moins de 17 sociétés du groupe Philip Morris sont inscrites dans le registre du commerce suisse.
[14] Coppo A, Galanti M, Giordano L, Buscemi D, Bremberg S, Faggiano F. School policies for preventing smoking among young people. Cochrane Database of Systematic Reviews 2014, Issue 10. (Voir http://www.cochrane.org/CD009990/TOBACCO_do-school-tobacco-policies-prevent-uptake-of-smoking)
[15] British American Tobacco Russia, Social Report 2006/2007 (Voir http://www.batrussia.ru/group/sites/bat_7ylhws.nsf/vwPagesWebLive/DO7YMK2M/$FILE/medMD82PFY9.pdf)
* La revue Cochrane constitue l’une des meilleures sources évaluant les effets des interventions en santé.

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