Réglementer les ingrédients des produits du tabac
Les cigarettes et les produits du tabac bénéficient d’une exception concernant leurs ingrédients en matière de normes sanitaires, au regard de celles qui s’appliquent en principe sur l’ensemble des autres produits de grande consommation, à l’instar des produits alimentaires ou médicamenteux. En dehors de leur teneur en goudron, en nicotine ou en monoxyde carbone, les produits du tabac ne sont soumis à aucune limite en matière d’émissions, tandis qu’il n’existe encore aujourd’hui aucune norme à l’échelle mondiale.
La notion d’ingrédient renvoie à l’ensemble des composants observés dans un produit, comprenant autant les matières utilisées pour le fabriquer, les substances résiduelles accumulées lors du processus de fabrication, depuis la culture au stockage des produits, ainsi que les substances présentes dans les emballages que l’on peut retrouver dans la composition du produit consommé. Les émissions renvoient aux substances générées lors de l’utilisation du produit, qu’il s’agisse de tabac combustible ou non.
Les obligations de l’industrie du tabac
Les articles 9 et 10 de la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac (CCLAT) posent un premier cadre réglementaire en matière de Réglementation de la composition des produits du tabac et des informations à communiquer sur les produits du tabac. En particulier, une des missions de la Conférence des Parties vise à proposer des directives pour les tests et l’analyse de la composition et des émissions des produits du tabac. Sur la base de ces éléments, des réglementations peuvent être proposées en matière de réglementation de la composition des produits du tabac. De la même manière, les Parties sont tenues de contraindre les fabricants et les importateurs de produits du tabac à communiquer aux autorités gouvernementales les informations relatives à la composition et aux émissions des produits du tabac. A la suite, les pouvoirs publics doivent mettre en œuvre les mesures jugées efficaces afin de communiquer au public les informations sur les constituants toxiques des produits du tabac et les émissions qu’ils sont susceptibles de produire.
La directive européenne des produits du tabac (TPD), est entrée en vigueur en mai 2016. Ce texte contraint désormais l’industrie du tabac et de la nicotine à déclarer certaines informations relatives à la composition, aux émissions, à la toxicité, ainsi qu’aux volumes des ventes de leurs produits avant de les commercialiser. Ces déclarations doivent permettre aux pouvoirs publics d’évaluer l’attractivité des produits du tabac et du vapotage, leur potentiel addictif, leur toxicité, en fournissant une information exhaustive destinée à améliorer les connaissances en matière de risque sanitaire. Dans le cadre de la transposition de la directive dans la législation nationale, la réception, le stockage, le traitement et l’analyse des produits sont réalisés par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Cette instance scientifique indépendante n’a toutefois pas la capacité d’autoriser ou non la mise sur le marché des produits, ni celle de sanction en cas d’infraction observée. La première mission de l’Anses est avant tout informative.
Les ingrédients commercialisés en France En France, l’industrie du tabac et de la nicotine a déclaré commercialiser 3 173 produits du tabac et 33 813 produits de vapotage sur le marché français entre mai 2019 et juin 2020, en grande partie composés de cigarettes, cigares, cigarillos, et de liquides de cigarettes électroniques. Sur la base de ces déclarations, l’Anses a pu recenser la présence de plus de 850 additifs pour les produits du tabac, et 1200 substances pour les produits de la nicotine. |
La composition complexe des ingrédients des produits du tabac
Le tabac dénombre plus de 7000 composés chimiques, dont une centaine sont identifiés comme des substances cancérigènes. Si certaines substances sont présentes à l’état naturel, comme la nicotine, que l’on retrouve dans la feuille de tabac, d’autres sont ajoutées au fur et à mesure du processus de fabrication, comme l’arsenic, que l’on retrouve dans les pesticides utilisés pour la culture du tabac, et qui est un composé chimique hautement toxique. Enfin, un grand nombre de substances sont rajoutées dans les produits, avec des vocations particulières :
- Augmenter le caractère addictif des produits du tabac pour renforcer leur effet de dépendance : c’est le cas de la nicotine, mais également des additifs, comme l’acide levulinique, ou du dioxyde de titane, interdit en France depuis le 1er janvier 2021 ;
- Modifier le goût et les arômes des produits du tabac, afin d’adoucir et édulcorer le caractère âcre et irritant du tabac, et en maximiser l’attractivité. Les ingrédients liés à la modification des arômes visent notamment à faciliter l’initiation au tabagisme chez les plus jeunes, ou encore à camoufler l’odeur de la fumée de tabac et invisibiliser le tabagisme passif ;
- Humecter le tabac et en contrôler la vitesse à laquelle il se consume : c’est notamment le cas des agents de texture comme le sorbitol et le glycérol.
Ainsi, la manipulation des ingrédients par les fabricants dans les produits de tabac a principalement deux vocations. D’abord, les ingrédients visent à maximiser la dépendance du fumeur aux produits du tabac. En particulier, les additifs cherchent à permettre une absorption plus rapide de la nicotine dans l’organisme, et une meilleure administration de la nicotine dans le cerveau. A ce titre, l’ammoniac, les sucres ou encore le menthol sont autant d’ingrédients mobilisés par les fabricants pour accroître les mécanismes de dépendance. D’autre part, les additifs présents dans les produits du tabac ont pour objectif de les rendre plus attractifs, en en modifiant l’odeur, le goût, l’aspect ou la texture.
Une réglementation des risques
L’approche des risques associés aux ingrédients intègre trois dimensions : la question de leur nocivité, celle de leur addictivité, et enfin celle de leur attractivité.
Nocivité
Compte tenu du grand nombre de composants chimiques, il est particulièrement difficile d’évaluer précisément le rôle d’un ingrédient spécifique dans la nocivité d’un produit, d’autant que le phénomène de combustion, ou de pyrolyse, dans le cas du tabac chauffé, fait interagir les composants entre eux. De ce fait, il apparaît peu pertinent de déterminer le risque d’un ingrédient en l’évaluant de manière isolée. Par ailleurs, comme le souligne la Convention-cadre de l’OMS, le retrait ou la réglementation d’un ingrédient ne se solde pas nécessairement par une diminution des risques lors de la consommation. En effet, l’exemple des cigarettes « à faible teneur en goudron » montre qu’il n’existe pas un lien mécanique entre les niveaux d’une substance toxique et le niveau de dangerosité du produit. Alors qu’aucune réduction des risques n’avait pu être démontrée, l’industrie avait instrumentalisé la diminution des niveaux de goudrons pour rassurer les fumeurs sur leur consommation. La réglementation des substances toxiques peut ainsi se traduire par un effet pervers, en induisant en erreur le consommateur sur les risques réels encourus. Aujourd’hui, l’industrie du tabac reprend cette stratégie en comparant les niveaux d’exposition de la fumée de cigarette à celle des nouveaux produits du tabac. S’agissant de deux produits distincts, cette comparaison n’a pas de pertinence scientifique : certains composés toxiques sont effectivement davantage présents dans la fumée de cigarette que dans celle de tabac chauffé, tandis que pour d’autre composés toxiques, on en retrouve en plus grande quantité dans les produits du tabac chauffé. Par ailleurs, un moindre niveau d’exposition n’entraîne pas nécessairement une réduction de la dangerosité. Les conclusions cliniques de l’industrie du tabac induisent donc en erreur : il ne s’agit pas de risques réduits, mais de risques différents.
Toxicité
La question de l’addictivité des ingrédients fait en revanche l’objet de recherches beaucoup plus approfondies, et en particulier la question de la réduction des niveaux de nicotine. Par exemple, des études approfondies sont actuellement en cours aux Etats-Unis afin de comprendre dans quelle mesure la diminution des nicotines peut être mobilisé comme un outil de réduction de l’addictivité des produits du tabac. Il reste notamment à déterminer si la réduction des niveaux de nicotine est envisageable sans pousser les fumeurs à compenser, en adaptant leur consommation tabagique.
Attractivité
Enfin, la question de l’attractivité des produits du tabac générée par les ingrédients fait déjà l’objet de réglementations. La directive européenne des produits du tabac de 2014 a ainsi interdit dans l’Union européenne l’utilisation d’arômes caractérisants, c’est-à-dire conférant « une odeur ou un goût clairement identifiable autre que celle ou celui du tabac, provenant d’un additif ou d’une combinaison d’additifs, notamment à base de fruits, d’épices, de plantes aromatiques, d’alcool, de confiseries, de menthol ou de vanille (liste non exhaustive), et qui est identifiable avant ou pendant la consommation du produit du tabac ». A ce titre, la vente de cigarettes et de tabac à rouler mentholés sont interdits à la vente dans l’ensemble de l’Union européenne depuis le 20 mai 2020. En revanche, aucune disposition n’existe à ce jour pour réglementer les autres produits du tabac, commes les cigarillos, les cigares, le tabac chauffé, etc.
De même la réglementation ne concerne pas jusqu’à présent le format des produits du tabac, comme leur longueur ou leur diamètre, laissant notamment le champ libre à l’industrie du tabac pour commercialiser des gammes « Slims », régulièrement perçues comme moins nocives, et comme un accessoire de mode relatif à la minceur et à la féminité. Ces produits, faisant l’objet d’un marketing particulièrement agressif de la part de l’industrie du tabac, ont rencontré en quelques années un véritable succès commercial dans le monde, posant de fait un problème majeur de santé publique. Entre 2008 et 2012, les ventes cigarettes fines et ultra fines dans le monde sont ainsi passées de 221 milliards d’unités à 347 milliards, correspondant à une augmentation de 57% en seulement quatre ans. Le Canada, la Nouvelle-Zélande et la Malaisie disposent à ce titre de réglementations permettant d’interdire ce type de produits.
Les produits du tabac, à l’unité, sont également des objets particulièrement travaillés par les fabricants pour les rendre le plus attractif possible. Les couleurs, les différents modèles de filtre, leurs formes et leurs graphismes originaux, las bâtonnets sont un objet sophistiqué, véhiculant certaines valeurs et chargées de symboles : l’élégance, le luxe, la liberté, la féminité, etc. Perturbant la perception des risques liés à la consommation, et augmentant l’activité des produits du tabac, se pose aujourd’hui la question de l’instauration d’une cigarette neutre, c’est-à-dire présentant une apparence standardisée, autant sur sa couleur, sa longueur, son diamètre, son filtre, que sur la police d’écriture de la marque du fabricant.