Lutter contre le commerce illicite et les marchés parallèles
Une lutte efficace contre le commerce illicite des produits du tabac rend indispensable une révision du système actuel de suivi et de traçabilité, afin de le conformer aux exigences d’indépendance et de transparence du Protocole de l’OMS, ratifié par la France et par l’Union Européenne et entré en vigueur à l’échelle internationale en septembre 2018.
Définitions et évolution
Les notions de commerce illicite et de marché parallèle font l’objet d’une confusion terminologique délibérément entretenue par l’industrie du tabac et ses alliés. Le marché parallèle désigne tout achat de tabac réalisé en dehors du circuit légal national. Celui-ci est estimé à environ 20% du marché total du tabac en France, et comporte une composante légale, très largement majoritaire. Le marché parallèle intègre donc :
- Une composante légale, comprenant les achats transfrontaliers et touristiques légaux, ou les achats en duty free, dans le respect des limites d’achat prévues par la loi. Elle correspond à environ 75% du marché parallèle français.
- Une composante illégale, comprenant la petite contrebande (bootlegging), qui renvoie aux achats de tabac dans d’autres pays membres, en dépassant les volumes autorisés, et la contrebande à grande échelle (smuggling), qui désigne les achats de grandes quantités de tabac par des circuits commerciaux illicites sans payer de taxes. Elle correspond à environ 25% du marché parallèle français, et entre 5 et 6% de l’ensemble du marché du tabac dans le pays.
Le commerce illicite renvoie à « toute pratique ou conduite interdite par la loi, relative à la production, l’expédition, la réception, la possession, la distribution, la vente ou l’achat, y compris toute pratique ou conduite destinée à faciliter une telle activité ». En d’autres termes, le commerce illicite désigne la composante illégale des marchés parallèles.
Dans les années 90, la forme la plus répandue de commerce illicite était la contrebande de cigarettes à grande échelle. Des containers de cigarettes étaient exportés en toute légalité vers des pays, dont une partie se perdait dans la nature pour finir sur le marché noir. En raison de la faible propension au stockage des cigarettes, le niveau de commerce illicite est classiquement obtenu en comparant les exportations aux importations mondiales. Ce calcul permet de mettre en lumière l’ampleur du commerce illicite : en 1996, 42% de la production mondiale de tabac est destinée au marché noir[1].
Cette même décennie a été marquée par une série de scandales révélant l’implication massive de l’industrie du tabac dans le commerce illicite mondial, avec certains marchés quasiment exclusivement alimentés par des canaux illégaux. Dès les années 2000, les volumes mondiaux de cigarettes ont commencé à décliner, en même temps que d’autres catégories de produits illicites ont commencé à apparaître :
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Les cheap whites
Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), les cheap whites sont apparues en France au milieu des années 2000. Le terme de cheap whites, ou illicites blanches, est directement issu de l’industrie du tabac, et désigne des cigarettes produites en toute légalité dans certains pays et destinées à être introduites en toute illégalité dans un autre. Les cigarettes Jin Ling sont la marque la plus emblématique de ce nouveau phénomène, et proviennent généralement de la zone franche de Kaliningrad, d’Ukraine, de Moldavie, ou des Emirats Arabes Unis.
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Les cigarettes de contrefaçon
Les cigarettes de contrefaçon renvoient à des produits comportant la marque d’un fabricant, mais fabriqués par un organisme tiers en toute illégalité, et sans le consentement du fabricant. En Europe, la majeure partie des cigarettes de contrefaçon est importée de Chine, et dans des containers.
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Les cigarettes « ethniques »
Cette dernière catégorie concerne des marques légales, produites légalement dans certains pays, mais non distribuées en Europe. Ces produits sont importés illégalement en contrebande à destination des communautés émigrées.
Comprendre le commerce illicite
Le commerce illicite est le résultat d’une offre et d’une demande classiques. D’abord, une demande de fumeurs pour des produits du tabac moins chers ou spécifiques, indisponibles sur le marché intérieur. La consommation de tabac illicite par les fumeurs est en partie liée au prix et à la disponibilité. De ce fait, la demande de produits du tabac illicites est fortement influencée par des prix réduits, souvent 30% à 50% moins chers que les produits légaux.
D’autre part, une offre de la part des fabricants légaux et illégaux de tabac, à la recherche constante d’une augmentation de leurs bénéfices et de leurs ventes, ou de pénétrer un nouveau marché. En raison du faible coût de fabrication, pouvant descendre à 5 centimes par paquet au Paraguay, ainsi que de l’évitement des taxes, l’approvisionnement du marché illicite est particulièrement attractif pour l’industrie du tabac. Exonéré de taxes, le commerce illicite génère en parallèle une marge bénéficiaire considérable. Ainsi, sans payer aucune taxe, la contrebande organisée peut acheter pour 100 000 dollars en Russie un conteneur de cigarettes Jin Ling. Celui-ci sera revendu en moyenne 20 fois plus cher dans l’Union européenne.
Contrairement à ce que l’industrie du tabac avance, il n’existe pas de corrélation entre les niveaux de taxation des produits du tabac et les niveaux de commerce illicite. Pour cause, si les écarts fiscaux peuvent être incitateurs, les données scientifiques montrent d’autres facteurs sont plus importants, comme l’existence d’un système efficace de suivi et de traçabilité depuis la fabrication jusqu’à vente au détail, les niveaux de corruption, de sanction, etc.
Enjeux sanitaires, fiscaux et sécuritaires du commerce illicite
Bien qu’instrumentalisé par l’industrie du tabac, le commerce illicite est un enjeu majeur pour les pouvoirs publics pour plusieurs raisons.
Il revêt d’abord un enjeu sanitaire prioritaire. Le commerce illicite, contournant par définition les taxes, rend les produits du tabac plus accessibles, et entretient l’épidémie tabagique. Considérant que les hausses de taxes répétées et significatives sont le levier le plus efficace pour réduire le tabagisme, le commerce illicite, sape une partie de l’efficacité des mesures de santé publique[2].
Par ailleurs, le commerce illicite demeure une activité lucrative pour un certain nombre d’organisations criminelles internationales. Au mois de février 2021, une investigation de journalistes de l’Organized Crime and Corruption Reporting montrait que le commerce illicite en Afrique de l’Ouest et du Nord, délibérément entretenu par l’industrie du tabac, était un élément essentiel au financement des organisations criminelles et terroristes de la région. Au Niger, le commerce illicite est identifié par Transparency International comme « la première cause d’instabilité et d’insécurité » du pays.
Enfin, en contournant les taxes, le commerce illicite constitue un manque à gagner considérable pour les finances publiques, de l’ordre de 31 milliards d’euros par an, selon l’OMS. Cette évasion fiscale est d’autant plus problématique que la consommation de tabac, y compris quand elle est légale, est un véritable fardeau économique pour la collectivité. Chaque année, les rentrées fiscales liées à la vente de tabac sont évaluées à 16 milliards d’euros. Toutefois, l’Etat débourse chaque année plus de 25 milliards d’euros pour les seules dépenses de santé, soit davantage que le budget de la Justice, de la Culture et de l’Agriculture réunis. A ces coûts en santé publique s’ajoutent les coûts liés aux pertes de productivité associées aux morbidités, ou encore les coûts environnementaux du tabagisme.
Industrie du tabac & commerce illicite
L’implication de l’industrie dans le commerce illicite mondial
Les cigarettiers ont été poursuivis à de multiples reprises pour leur rôle dans l’organisation et la facilitation du commerce illicite mondial. Plaidant coupable, l’industrie du tabac a signé entre 2004 et 2010 une série d’accords avec les pays de l’Union européenne, s’engageant notamment à faire en sorte que leurs produits ne finissent pas sous le contrôle d’organisations criminelles. Pourtant, de nombreuses preuves démontrent que l’industrie du tabac demeure massivement impliquée dans le commerce illicite mondial, y compris dans les zones de conflits. Selon Tobacco Atlas, 98% des produits du tabac circulant illégalement proviennent des usines des fabricants de tabac. Le commerce illicite de tabac revêt pour les cigarettiers trois intérêts principaux [3] :
- Il est un moyen d’échapper aux taxes, et donc d’arriver sur le marché à meilleur prix, et plus accessible, notamment pour les plus jeunes et les catégories socialement et économiquement précaires ;
- Il permet à l’industrie du tabac de s’introduire ou de tester des marchés protégés ;
- Il dissuade les pouvoirs publics d’augmenter les taxes sur le tabac, accusées de favoriser l’insécurité et la criminalité.
Le commerce illicite, argument de l’industrie du tabac
Alors qu’un faisceau de preuves démontre l’implication massive de l’industrie dans la contrebande de tabac, les cigarettiers en instrumentalisent le phénomène pour dissuader les décideurs de mettre en place des politiques publiques contraignantes.
En particulier, l’industrie du tabac va avancer l’argument selon lequel les hausses de taxes sur le tabac en favoriseraient la contrebande, et donc la criminalité et l’insécurité. En réalité, la corrélation entre les prix élevés et les niveaux élevés de commerce illicite n’existe pas en Europe occidentale. Au contraire, le niveau global du commerce illicite est généralement plus fort dans les pays où les prix des cigarettes sont les plus bas que dans les pays où les prix sont élevés. De la même manière, on enregistre davantage de commerce illicite dans les pays à faibles niveaux de revenus que dans les pays à hauts niveaux de revenus. Cet argument est également mobilisé pour empêcher la mise en place d’autres politiques de santé publique, comme le paquet neutre, ou l’interdiction de vente de tabac aux mineurs.
Au-delà de mobiliser l’argument du commerce illicite, l’industrie du tabac en amplifie le phénomène. Chaque année, un rapport de KPMG publie des estimations des niveaux de commerce illicite en France. Ce rapport, financé par l’industrie du tabac, et exclusivement par Philip Morris International en 2015 et 2019, présente un certain nombre de biais et opacités méthodologiques, tendant à surévaluer les niveaux réels de commerce illicite. De ce fait, le rapport de KPMG n’est pas considéré par la recherche scientifique comme une source fiable et rigoureuse pour mesurer la contrebande en France. Ce manque de fiabilité des chiffres de KPMG est même souligné par le cabinet de conseil lui-même, qui mentionne à chaque début de rapport : « Nous (…) n’avons pas cherché à établir la fiabilité des sources d’information par référence à d’autres éléments ».
La contrefaçon
En France, la contrefaçon représente un niveau résiduel. Selon une étude menée par Imperial Brands eux-mêmes, la contrefaçon représente 0,2% du marché national français. Cette proportion est similaire ailleurs dans le monde, car la contrefaçon nécessite l’achat de machines de fabrication, de tabac, de cartons, de filtres, de papier à cigarettes. Ces ingrédients et matériaux ne sont en théorie vendus qu’aux fabricants établis. L’achat de ceux-ci peut ainsi rapidement attirer l’attention des autorités. Pourtant, de la même manière, l’industrie du tabac cherche à en exagérer le phénomène. Cette stratégie s’explique par le fait que l’accord sur la contrebande de cigarettes conclu entre Philip Morris International (PMI) et la Commission européenne en 2004, similaire aux accords conclus avec les autres sociétés transnationales de tabac, oblige PMI à effectuer des paiements (appelés « paiements supplémentaires ») en cas de saisies importantes de ses propres produits de contrebande. Cependant, ces sanctions ne s’appliquent pas lorsqu’il s’agit de saisie de produits contrefaits. Par ailleurs, en surestimant la part de la contrefaçon dans le commerce illicite, l’industrie du tabac se fait valoir comme la victime de ce dernier, alors qu’elle en est la principale bénéficiaire. Enfin, l’industrie du tabac communique régulièrement sur la plus grande nocivité du tabac de contrefaçon. Il s’agit pour les cigarettiers de laisser croire que leur tabac serait moins dangereux et de meilleure qualité. Cette hiérarchie n’a en réalité aucune valeur scientifique, et le tabac, même lorsqu’il sort des usines des fabricants, est à l’origine de la mort de plus d’un de ses consommateurs sur deux.
La situation en France et dans l’Union européenne
Le système de suivi et de traçabilité mis en place au niveau de l’Union européenne demeure encore lié à l’industrie du tabac. Les critères d’indépendance établis par la Commission européenne sont de ce fait insuffisants pour assurer un contrôle sur l’ensemble de la chaîne logistique.
- En premier lieu, aucun contrôle n’est fait sur l’apposition effective du code d’identification unique pour chaque paquet de tabac, réalisée par les fabricants eux-mêmes ;
- En second lieu, les bases de données qui recueillent les informations sur les mouvements des produits du tabac sont tenues par des entreprises liées à l’industrie du tabac, et désignées par elle.
- En outre, les auditeurs ont été désignés par les fabricants et sont liés aux fabricants de tabac. Et leur rapport n’est même pas rendu public.
La faiblesse des critères d’indépendance, en contradiction avec les obligations contractuelles liées à la ratification du Protocole de l’OMS pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac est en réalité la résultante du lobbying des cigarettiers lors de la négociation de la directive européenne sur les produits du tabac (TPD). Par ailleurs, alors que l’industrie du tabac s’est historiquement opposée à la ratification du Protocole, elle cherche aujourd’hui à présenter son propre système comme conforme aux exigences du Protocole ou encore à mettre en avant le système européen dans ses dispositions qui lui sont favorables.
Crédit photo : ©Remi Ochlik/IP3 PRESS/MAXPPP