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jeudi 24 juin 2021
Publicité, arômes : la Suisse soumise au lobby du tabac

Publicité, arômes : la Suisse soumise au lobby du tabac

Le Conseil des Etats a décidé de limiter les restrictions de publicité pour les produits de tabac. Il a aussi refusé de réguler l’utilisation des arômes dans ces produits. Autant de motifs qui satisfont l’industrie du tabac et éloignent la Suisse de la Convention-cadre pour la lutte antitabac.

L’industrie du tabac a beau prétendre qu’elle souhaite un « monde sans fumée », elle ne renonce pourtant jamais à défendre les produits de tabac fumés, qui restent sa principale source de revenus. Une démonstration en est donnée avec les dispositions de la Loi portant sur les produits de tabac (LPTab), adoptée ce lundi 14 juin en Suisse par le Conseil des Etats.

Une décision politique allant à l’encontre de la santé publique

Trop laxiste ou trop sévère ? La Suisse a connu ces derniers mois une intense bataille législative autour de sa Loi sur les produits de tabac, en discussion depuis 2014. Une première version avait été retoquée en 2016, notamment sur la question de la restriction de la publicité et du parrainage pour les produits de tabac. Une seconde version avait fait l’objet de plusieurs modifications en 2018, par le Conseil National, puis la Commission de la Sécurité Sociale et de la Santé Publique du Conseil des Etats (CSSSP-E). La version finalement retenue ces derniers jours reflète surtout les aspirations des cigarettiers et laisse un goût amer aux associations antitabac.

La LPTab ne va en fin de compte restreindre la publicité pour les produits de tabac que pour les journaux et les sites destinés aux moins de 18 ans. Les autres sites fréquentés par les moins de 18 ans ne sont pas concernés, tout comme les journaux qui ne leur pas sont spécifiquement dédiés. Les industriels du tabac ne sont par ailleurs plus tenus d’être transparents sur les montant investis en publicités et en parrainage. Le parrainage d’évènements internationaux ou destinés aux mineurs avait déjà échappé voici quelques mois à une interdiction. La principale avancée de la LPTab est l’interdiction de la vente de tabac aux moins de 18 ans, pour peu que cette mesure soit véritablement appliquée. Les mesures interdisant l’usage des additifs et des arômes n’ont pas été retenues, malgré leur rôle démontré dans l’initiation au tabagisme et l’aggravation des pathologies dues au tabac.

Débat sur le rôle de la publicité

Du côté de la société civile, le débat sur la loi sur les produits de tabac a vu s’opposer, comme souvent, les acteurs de la santé publique et les porte-paroles officieux de l’industrie du tabac.  Les premiers soulignent qu’il est illusoire de prétendre combattre le tabagisme tout en maintenant autorisée la publicité pour les produits de tabac[1]. Les seconds, représentés par economiesuisse – la fédération des entreprises suisses – et sa directrice Monika Rühl, s’indignent de « toujours plus de restrictions et d’interdiction en matière de publicité. L’Etat intervient dans la liberté de la publicité à coup de réglementations inutiles et excessives, souvent sous couvert de protéger la santé ou autres ‘’objectifs souverains’’. »[2] Reprenant le discours libertarien des industriels du tabac, ils déclarent que la publicité pour les produits de tabac ne s’adresserait qu’à des adultes, donc responsables et libres de leurs choix. Une affirmation en flagrante contradiction avec les pratiques des cigarettiers, qui inondent les réseaux sociaux de messages publicitaires calibrés pour les jeunes et ont toujours privilégié cette cible.

Les industriels feignent aussi d’ignorer que les adolescents et les jeunes adultes sont plus sensibles à la publicité que leurs aînés. Ils savent pourtant que la publicité est un facteur d’incitation et surtout d’initiation au tabagisme, ce qui a été maintes fois démontré[3]. Dans les pays où elle est encore autorisée, les cigarettiers cherchent avant tout à préserver la publicité pour le tabac et à éviter son interdiction ; là où elle est interdite, ils s’appliquent à contourner par mille et un moyens (sites Web et réseaux sociaux, parrainage d’évènements ou d’associations…) les interdits qui lui sont posés.

La Suisse, bastion de l’industrie du tabac en Europe

Pays européen le plus favorable au tabac, la Suisse a souvent défendu les positions de l’industrie du tabac. Les multinationales du tabac ne s’y trompent pas : Japan Tobacco International a établi son siège à Genève et Philip Morris International celui de siège opérationnel à Lausanne.

Une étude a pu démontrer que cette situation résulte d’un intense lobbying des parlementaires suisses, à la fois direct et indirect, par l’industrie du tabac[4]. Le lobbying direct s’effectue notamment par le biais de plusieurs groupes de pression (ou groupes d’intérêt) auxquels appartiennent des parlementaires, principalement dans les rangs des partis libéraux. L’industrie du tabac s’exprime entre autres par le biais de l’Alliance des milieux économiques pour une prévention modérée, mise en place par l’Union suisse des arts et métiers (USAM), une structure qui défend les intérêts des petites et moyennes entreprises. L’effet des pratiques de lobbying indirect (désinformation, financement d’associations, rapport orienté, système d’autorégulation) est aussi souligné, sans pouvoir être autant démontré. L’adoption d’une interdiction de fumer au moins de 18 ans est quant à elle une mesure « de préemption » que l’industrie est parfois prête à concéder lorsqu’elle cherche à préserver d’autres dispositions, une stratégie qu’elle a mise en place depuis 1989[4].

La Suisse à l’écart de la CCLAT

Bien qu’elle l’ait pourtant signée en 2004, la Suisse demeure, avec l’Argentine, Cuba, Haïti, le Maroc et les Etats-Unis d’Amérique, l’un des six pays à avoir signé sans la ratifier la Convention-cadre de l’Organisation Mondiale de la Santé pour la lutte antitabac (CCLAT). Elle demeure le seul pays en Europe dans cette situation. Les dispositions de la loi qui viennent d’être adoptées étant en contradiction avec les articles 5.3 (ingérence de l’industrie du tabac) et 13 (publicité et parrainage), la Suisse affiche clairement sa volonté de rester en dehors de la CCLAT[5].

S’appuyant sur des sondages indiquant que les deux tiers des Suisses sont favorables à une interdiction de la publicité pour le tabac, les acteurs de santé publique visent à présent, pour le premier semestre 2022, une votation sur l’initiative populaire pour laquelle ils feront campagne – à défaut d’aboutir par la voie parlementaire[

Cette décision rappelle l’importance de la protection des politiques publiques à l’égard de l’interférence de l’industrie du tabac. L’ingérence de l’industrie du tabac, dont les intérêts ont été déclarés inconciliables avec ceux de la santé publique, vise à empêcher l’adoption des mesures efficaces, à en retarder ou à en saper l’application. L’article 5.3 de la Convention-cadre de l’OMS indique que : « En définissant et en mettant en œuvre leurs politiques de santé publique en matière de lutte antitabac, les Parties doivent agir pour protéger ces politiques des intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac conformément à la législation nationale. »

 

Mots-clés : Suisse, CCLAT, ingérence, industrie du tabac, lobby

 

[1] Association suisse pour la prévention du tabagisme, Loi sur les produits du tabac: le Conseil des États plie, PressePortal. Publié le 14 juin 2021, consulté le 16 juin 2021.

[2] Monika Rühl, economiesuisse, Les interdictions publicitaires entravent la concurrence. Publié le 11 juin 2021 (1ère publication le 11 mai 2021), consulté le 16 juin 2021.

[3] DiFranza J, Wellman R, Sargent J, Weitzman M, Hipple B, Winickoff J, Tobacco Promotion and the Initiation of Tobacco Use: Assessing the Evidence for Causality. Pediatrics, June 2006, 117 (6) e1237-e1248.

[4] Adam S, Politique de lutte contre le tabagisme : stratégie et tactiques utilisées par l’industrie du tabac en Suisse. Université de Lausanne/IDHEAP, working paper 6/2020.

[5] Génération Sans Tabac, Le Parlement suisse s’oppose à la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. Publié le 28 janvier 2021, consulté le 16 juin 2021.

[6] Eric Felley, Le Matin, La bataille contre les cigarettiers est lancée pour 2022. Publié le 15 juin 2021, consulté le 16 juin 2021.

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