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Une pensée façonnée par l’industrie du tabac

Une pensée façonnée par l’industrie du tabac

Mourir du tabac : un tabou ?

On constate dans le discours des leaders d’opinion une timidité voire un tabou à traduire la réalité sanitaire du tabagisme qu’elle occasionne notamment chez des personnalités publiques ou encore à prendre position contre ce fléau. Le traitement médiatique des disparitions d’Alain Bashung, Patrice Chéreau en sont quelques exemples. 

Mars 2009, le chanteur Alain Bashung décède des suites d’un cancer du poumon. Le décès est commenté massivement dans les médias. A l’unisson, ils évoquent « un cancer » ou « un cancer du poumon ». Cependant, force est de constater que pas une seule voix dans le monde de la culture ou dans la presse pourtant unanimement émue par la mort du chanteur, ne s’est élevée, ne serait-ce que pour en nommer la cause, à savoir le tabac.
Nous constaterons que, sur l’ensemble des articles de presse sur Internet faisant état du décès du chanteur par cause du poumon, au total, il ressortira seulement un seul article mentionnant la cause du décès (ci-dessous), sur le Point.fr.

Quelques rares voix d’anonymes, au travers de commentaires sur les sites d’information ou de posts sur des blogs s’interrogeront sur ce silence qui ne constitue pas une première mais est au contraire une couverture systématique de l’information du décès d’une personne pour cause de tabac.

Il en sera de même lors de la disparition du comédien Patrice Chéreau également des suites d’un cancer du poumon attribuable à son tabagisme en octobre 2013. A nouveau aucune mention du tabac n’est faite dans l’ensemble des supports de presse. Cette fois-ci, la Ministre déléguée aux Personnes âgées et à l’Autonomie, Michèle Delaunay également médecin et très attachée à la cause, réagit sur son compte Twitter.

Bien que le message eût été maladroit (le message faisait notamment écho au débat européen autour de la vente en pharmacie des cigarettes électroniques), il met ouvertement en cause le tabagisme.

La Ministre est alors accusée de récupération et de manque de délicatesse et dut réagir aux différents tweets :

« En quoi est-ce une récupération ? Je suis révoltée que l’on meure encore de cette arme de destruction massive », « J’ai écrit ce tweet en tant que médecin », « Je ne supporte plus la mort du tabac, y compris celle d’un homme si talentueux », « Aucune ironie. Une immense tristesse de voir le talent une fois de plus fauché par une arme légale » « Qui oserait aujourd’hui légaliser le tabac ? ».

Lorsqu’on lui fait remarquer que l’heure n’est pas à ce genre de considération, la Ministre répond justement : « Vous savez comme moi que tout débat, toute prise de conscience a aujourd’hui besoin d’être incarnée », « L’information à froid n’est pas entendue et jamais relayée. Je le regrette d’ailleurs », « il y a un temps pour l’émotion, un autre pour la révolte. En réalité, c’est le même ».

Sur le site Le Plus (espace participatif du Nouvel Observateur), Bruno Roger-Petit, chroniqueur politique condamne les propos et qualifie la démarche de la Ministre d’une « sidérante atteinte à l’intimité de la mort », avec l’argumentation suivante à l’appui :

« Cette instrumentalisation d’un décès au profit d’un militantisme moralisateur et vertueux, pour tout dire « gnangnan », dont la ministre s’est fait, il est vrai, une sorte de marque de fabrique sur son compte Twitter, a logiquement suscité bien des réactions indignées. À juste titre sans doute. (…)

Au lieu de saluer la mémoire et l’œuvre de Chéreau, Michèle Delaunay, s’affranchissant de toute retenue, de toute distance, de toute réserve, décrète que le cancer du poumon de Chéreau est le résultat des méfaits du tabac (circonstance aggravante : la ministre est médecin, quid du respect du secret médical ?).

Au lieu de respecter la douleur des proches, des amis, de la famille, Michèle Delaunay assène une leçon de morale militante qui est hors sujet à ce moment là de la perte. Ceux qui pleurent la mort de Patrice Chéreau peuvent-ils supporter qu’un ministre instrumentalise cette disparition pour des besoins militants, leur volant leur deuil, le ravalant à n’être qu’un slogan ? » [1]

Jean-Yves Nau titulaire de la chaire « Journalisme et santé publique » à l’Ecole des Hautes études en santé publique déclarera sur son blog : « C’est prendre là un bien grand risque de nature médiatique. Et donc un risque politique »[2].

Encore une fois, les  voix qui s’élèveront pour défendre la Ministre viendront des particuliers, notamment sur Twitter.

Dans une certaine mesure, on retrouve le même type de réaction tabou lors des obsèques d’une personne décédée d’une pathologie attribuable au tabagisme, et en premier lieu par cancer. Il est fréquent que des quêtes soient organisées à cette occasion mais en aucun cas celles-ci auront pour objet de prévenir le tabagisme qui aurait pu éviter le décès prématuré de la personne. Une mention beaucoup plus évasive de soutien à la recherche contre le cancer est évoquée comme si le fait même d’évoquer le tabagisme de la personne décédée était quelque chose de déplacé avec en corollaire que l’on considère que la personne est responsable de ce qui lui est arrivé.

Outre la mortalité due au tabagisme, le discours de personnalités médiatiques, victimes du tabagisme, et ayant réussi à surmonter leur pathologie ne fait pas l’objet d’une reprise de cette information à la différence d’autres pathologies, comme par exemple le cancer du sein. Ceci n’est pas non plus sans conséquence en terme de sensibilisation et de prise de conscience collective.

A titre d’exemple, en 2012, Pascal Brunner, animateur de télévision, dans un livre autobiographique « Gloire, galère, cancer, je paye la note« , raconte son combat contre un cancer de la gorge et sa « descente aux enfers » avec les difficultés de vivre la maladie, de faire face aux traitements, de sombrer dans une précarité économique, sans oublier toutes les conséquences pour l’entourage et la déstabilisation majeure de la vie familiale, etc.).
Invité dans le Magazine de la Santé pour présenter son ouvrage, l’animateur Michel Cymes qui le reçoit explique d’emblée  « On va être très clair, très franc, ce genre de cancer arrive surtout avec la cigarette et avec l’alcool « , auquel Brunner répond « Bien sûr, c’est pour ça qu’on l’a intitulé, Je paye la note parce qu’on a été cash avec mon chirurgien (…), le chirurgien m’a dit tu paies 25 ans d’abus, de java, de cigarette, d’alcool, on a été franco du collier ».  

On constatera que le message envoyé par Brunner pendant l’interview sera le suivant : « Je suis responsable de ce qui m’arrive, je prends sur mes épaules, je me dis maintenant on va batailler, donc, si on peut grâce à cet ouvrage, dire aux gens qu’on peut s’en sortir, ce sera déjà un joli message. »

Le discours sera le même dans d’autres interviews, à l’exemple de cette interview dans le Parisien :
 » Quel est le message que vous voulez passer à travers ce livre ?
Pascal Brunner : Un message d’espoir. Je veux dire aux gens qui ont le cancer : « Battez-vous, ça vaut le coup » On a une médecine formidable en France. « 

Entre le fait de dire qu’on peut se sortir du cancer et le fait de dire de ne pas fumer et de ne pas boire, il n’y a qu’un pas que Pascal Brunner ne franchira pas dans ses interviews.

[1] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/951955-tweet-de-michele-delaunay-apres-la-mort-de-chereau-un-militantisme-emotionnel-hors-sujet.html

[2] http://blog.ehesp.fr/mediasantepublique/2013/10/08/patrice-chereau-et-michele-delaunay-cancer-broncho-pulmonaire-et-commentaires-twitter/

Crédits photo : Lepoint.fr; allodocteurs.fr

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