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L’intrusion dans le monde de la recherche : le cas de l’institut du Cerveau et de la Moelle Epinière

L’intrusion dans le monde de la recherche : le cas de l’institut du Cerveau et de la Moelle Epinière

Pour se donner une image de respectabilité et instaurer une relation de confiance avec leurs différents publics (pouvoirs publics, citoyens, médias, monde scientifique, etc.); les cigarettiers infiltrés se présentent comme des « entreprises socialement responsables »

L’ICM, une situation de conflit d’intérêt

Fondation reconnue d’utilité publique fondée, sur le site de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, l’ICM est un centre de recherches animé par de nombreux chercheurs, ingénieurs et techniciens conduisant des travaux de recherche fondamentale ou clinique sur le cerveau et les maladies neurologiques ou psychiatriques (maladie d’Alzheimer, de Parkinson, dystonie, épilepsie, sclérose en plaques, accident vasculaire cérébral, cancer, démences, dépression, trouble obsessionnel compulsif, autisme., etc.) ainsi que sur la moelle épinière (paraplégie, tétraplégie, etc.).

La situation de conflit d’intérêt de l’Institut du Cerveau et de la Moelle Epinière (ICM) ne fait aucun doute en ce qui concerne le tabac.

La grande proximité d’une partie conséquente de ses fondateurs, donateurs et dirigeants avec le monde des cigarettiers fait légitimement songer à une véritable ingérence au sein de cet institut. En outre cet institut n’a pas seulement un poids considérable sur la recherche, il intervient également au niveau des circuits de décision touchant à la santé publique et en particulier au tabac, à son image et à la présentation de son impact sanitaire.

La présence en son sein de personnalités liées au lobby cigarettier est tout bonnement édifiante et contraire en tous points à l’esprit du traité de l’OMS.  

Ses membres fondateurs

En premier lieu, la position de Louis Camilleri, président de Philip Morris International (Altria), membre fondateur et « bienfaiteur » de l’ICM, est de nature à freiner les mises en cause du tabac dans les orientations des chercheurs et leurs communications. À cela s’ajoute le fait qu’au-delà de la personne physique de Louis Camilleri, c’est l’entité Philip Morris International en tant que telle qui figure parmi les entreprises bienfaitrices.

S’y ajoute la présence déterminante de personnalités dont les fonctions et les réseaux d’influence amènent à de nombreuses interrogations. Ainsi, Jean Glavany, membre du conseil d’administration de l’ICM au titre de membre du collège fondateur, est devenu délégué général de l’ICM tout en animant le comité stratégique du groupe Bolloré qui a occupé une place centrale sur le marché du tabac et, à cet égard, profité d’opérations soutenues par l’Elysée durant le mandat présidentiel de Nicolas Sarkozy. Des députés du PS, qui ont signalé cette double casquette à notre journaliste d’investigation, lui ont confié qu’ils y voyaient eux-mêmes un conflit d’intérêt inadmissible. À tout le moins, le groupe Bolloré n’est pas exempt de responsabilité dans l’état du tabagisme en France et dans les pays d’Afrique et n’a pas intérêt à ce que l’ICM contribue à mettre en exergue les méfaits de la cigarette.

Rappelons aussi que Michael Schumacher, le pilote de Formule 1 et ancien support publicitaire de Marlboro (marque appartenant à Philip Morris), fait partie des membres fondateurs et bienfaiteurs. Lors du lancement de l’ICM, le 5 décembre 2004, Michael Schumacher n’avait pas hésité à descendre les Champs Elysées dans sa combinaison aux couleurs de la marque Marlboro.

De même, Jean Todt, ancien directeur de la Scuderia Ferrari de 1993 à 2007, puis directeur et administrateur de Ferrari de 2004 à 2009 et, depuis 2009, Président de la Fédération internationale de l’automobile (FIA), compte parmi les personnalités les plus influentes de l’ICM, au titre de Vice-président de l’Institut. Or, Jean Todt a longtemps été l’un des relais en France et en Europe pour les opérations de lobbying des cigarettiers contre le durcissement de la législation sur le tabac.

Autres membres fondateurs et/ou bienfaiteurs de l’ICM : Max Mosley, ex Président de la Fédération internationale de l’automobile de 1993 à 2008 (et actif représentant des intérêts des cigarettiers), des directeurs d’agence de communication et de lobbying travaillant pour les cigarettiers, des représentants de lobbies traditionnellement coalisés avec les cigarettiers, tels que les alcooliers et l’hôtellerie, etc.

Gérard Saillant, Président de l’ICM, chirurgien orthopédique et traumatologique est également un membre fondateur de l’institut. Spécialiste de la médecine du sport, il est par ailleurs « Président-délégué de l’institut FIA« .

Parmi les membres fondateurs de l’ICM, on trouve également le groupe de publicité et communication Publicis, et Maurice Lévy, Président du Directoire du Publicis Groupe.
Publicis travaille pour l’industrie du tabac et compte parmi ses clients, Philip Morris International (voir L’affaire Tati).

Enfin, il est important de noter que tous ces membres côtoient l’actuel conseiller santé et recherche médicale au cabinet du président François Hollande, Olivier Lyon-Caen. Sur le site de l’ICM, on peut notamment lire la présentation suivante : « Professeur à la faculté de médecine Paris VI, docteur en médecine, neurologue, chef de service à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Olivier Lyon-Caen est également membre de l’unité 360 de l’INSERM ».

Crédits photo : cigarettesreporter.com; rfactorlegend.com; italiaspeed.com
 

Le conseil scientifique international et stratégique de l’ICM

Le Conseil scientifique international

Parmi les membres du Conseil scientifique international (CSI) de l’ICM, d’autres noms liés à l’industrie du tabac apparaissent.

  • Marie Filbin a développé des liens d’intérêt avec le Council Tobacco Research (CTR), officine de l’industrie du tabac qui a financé de la recherche scientifique. Cette biologiste travaillant à New York sur la myéline des neurones, a écrit au CTR en juillet 1993 pour lui demander des conseils sur le dossier à remplir pour obtenir des subventions. Sa lettre adressée au Dr George Hashim du CTR commence par « Cher Hashim » et est signée « Marie ». Ensuite, elle a fait des demandes de subventions au CTR pour l’aider à soutenir des conférences et colloques concernant le même champ : en mai 1994 pour un colloque, en août 1994 pour une conférence. Puis en décembre 1994, en expliquant qu’elle a besoin de 15000 dollars pour un symposium international sur la protection et la dégradation des neurones. Elle termine sa lettre en lui proposant de mettre le CTR en valeur dans le programme et demande : « Comment aimeriez-vous que cette reconnaissance apparaisse ? » Au fil des échanges, Marie Filbin apparaît comme une bonne intermédiaire de l’American Society Neurochemistry pour obtenir des aides du CTR et ce dernier a su y voir un relais utile. [1]
  • Ann Graybiel, neuro-anatomiste distinguée (USA), a développé des liens d’intérêt avec le CTR. Elle a demandé une première subvention en septembre 1991 pour ses recherches et obtenu une approbation en faisant espérer au CTR qu’elle pourrait mettre en valeur « des mécanismes par lesquels non seulement fumer réduirait des troubles du mouvement mais atténuerait aussi des démences« .Des documents font apparaître des subventions du CTR de 120 895 dollars en trois versements entre janvier 1992 et janvier 1994, puis d’autres subventions les années suivantes. D’autres pièces témoignent de procédures de subventions pour trois années supplémentaires à partir de fin 1994, de plus de 50 000 dollars par an. L’objectivité de cette chercheuse et membre du CSI de l’ICM est-elle en cause ? Outre le conflit d’intérêt, l’analyse des pièces des Tobacco Documents laisse songeur. Ainsi, une note du CTR datée de mars 1995 commente une demande de renouvellement des subventions par Ann Graybiel évoquant un nouvel axe de recherche après des essais défavorables à la nicotine : « L’objectif initial d’étudier les effets de la nicotine a été rapidement abandonné depuis que les rats semblaient stressés. » La même note donne un avis favorable à la demande d’Ann Graybiel d’une subvention de 50 000 dollars pour un autre chercheur en notant que cette aide « pourrait être avantageuse en termes de relations publiques ». [2]

D’autres exemples plus mineurs au sein du conseil scientifique apparaissent au sein de l’ICM.

  • Michael Shelanski, chercheur en neuropathologie moléculaire (USA) qui a mis en évidence le rôle pathogène de certains toxiques alimentaires et cosmétiques, a été proche du CTR. Outre divers échanges, il a obtenu de ce dernier, pour son équipe, une subvention de 80 000 dollars en 1989. [3]
  • Peter St George-Hyslop, neurogénéticien canadien qui a travaillé à mettre en évidence certaines causes génétiques de la maladie d’Alzheimer, a participé à une importante recherche qui a reçu le soutien de Philip Morris External Research Program et qui a été publiée en décembre 2006 dans Science. [4]

Le Conseil scientifique stratégique de l’ICM

Un membre du Conseil scientifique stratégique de l’ICM lui apportant son éminente caution a bénéficié de liens d’intérêt important avec le lobby cigarettier. Comme nous l’avons vu dans l’étude des documents internes, il s’agit de Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste à l’Institut Pasteur et professeur au Collège de France, qui a reçu de la part du Council for Tobacco Research (CTR) à plusieurs reprises des sommes importantes et régulières pour son laboratoire.
Les documents internes de l’industrie du tabac démontrent que les cigarettiers attendaient de ses recherches qu’elles mettent en valeur certaines vertus de la nicotine sur les neurones. On trouve notamment une note en 1998 entre dirigeants de Philip Morris se félicitant de publications du chercheur où le « Dr Changeux décrit « l’action positive de la nicotine » en tant que stimulant cognitif ainsi qu’anxiolytique ».
Il est également l’un des conseillers importants de Targacept, une société créée par le fabricant de tabac RJ Reynolds en 1997 pour synthétiser des molécules pour des médicaments contre la maladie d’Alzheimer et de Parkinson.
Les documents internes de l’industrie du tabac mentionnent également des bourses de Philip Morris destinées à deux post-doctorants/stagiaires du laboratoire de Jean-Changeux à Pasteur. [5]

Equipes scientifiques de l’ICM

Au sein du département « Maladies neurodégénératives et vieillissement », le chef d’équipe de la section « Thérapeutiques expérimentales de la neurodégénérescence » est Etienne Hirsch, neurobiologiste, directeur de recherche au CNRS et à l’INSERM. On peut noter est que celui-ci a été Président de l’Association pour la Recherche sur les Nicotianées (ARN), composée notamment de membres d’Imperial-Tobacco Groupe, de l’INRA (Institut National de la recherche agronomique) et d’universités françaises.

« Le meilleur du public et du privé »

L’organisation et le financement de l’ICM constituent ainsi un parfait mélange des genres où l’on retrouve l’Etat, les collectivités, de grands organismes publics de recherche scientifique (CNRS, INSERM), des universités (Université Pierre et Marie Curie), des publicitaires (Publicis), et des personnalités du monde du cinéma (Michelle Yeoh, Luc Besson, Jean Reno) et du sport (Michael Schumacher, Jean Todt).

On peut ainsi lire sur le site de l’institut : « Qu’il s’agisse d’investissement ou de fonctionnement, l’ICM, fondation reconnue d’utilité publique, est accompagné par ses partenaires institutionnels : Région Ile-de-France, Mairie de Paris, Caisse des Dépôt, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, Inserm, CNRS, Université Pierre et Marie Curie, Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche« .

« Le meilleur du public et du privé : le secteur public est représenté par des chercheurs financés par l’Etat et sélectionnés avec une extrême exigence. Le financement privé fait la force et la souplesse de l’Institut et lui permet d’être réactif. »

Pour se donner une image de respectabilité et instaurer une relation de confiance avec leurs différents publics (pouvoirs publics, citoyens, médias, monde scientifique, etc.); les cigarettiers infiltrés se présentent ainsi aux côtés de ces partenaires comme des « entreprises socialement responsables ». 

Le tabac en tant que neurotoxique ne semble pas exister pour l’ICM

Nos recherches sur le moteur de recherche sur le site de l’ICM des termes « tabac« , « tabagisme » et « tobacco » n’ont fourni aucune réponse. Ces termes n’ont donc jamais été abordés sur le site de l’ICM.

Pourtant, les conséquences du tabac sur le cerveau sont incontestables : risques majeurs d’accidents vasculaires cérébraux, lien entre la dégradation des facultés intellectuelles et consommation de cigarettes [1], augmentation des risques de développer la maladie d’Alzheimer et d’autres démences, etc.

L’ICM prétend faire de la prévention l’un de ses axes, mais il ne s’intéresse pas à la lutte contre les facteurs exogènes de la maladie d’Alzheimer, y compris le tabac bien qu’il soit scientifiquement documenté, car ce pan de la prévention ne laisse espérer ni brevet ni retour sur investissement pour les acteurs privés. Ainsi, l’ICM s’inscrit dans la logique de l’effet d’aubaine économique de l’explosion des maladies neurodégénératives.

L’ICM oublie de signaler également la participation de la nicotine à la dégradation de la barrière hémato-encéphalique contribuant à la rendre plus perméable aux neurotoxiques[3], l’agression oxydante des composants du tabac sur le tissu cérébral qui joue un rôle dans la neuro-inflammation ou la mise en cause du tabagisme passif dans des études scientifiques parmi les co-facteurs de l’autisme [4].


[1] Filbin MT, Hunter College City Univ of NY, Council for Tobacco Research, 7 juillet 1993, N°Bates 60021059/1059
Filbin MT, Hunter College, Council for Tobacco Research, 18 mai 1994, N° Bates 60015942/5942
4115 New Developments on the functioning of myelin associated glycoprotein, Council for Tobacco Research, 24 août 1994, N° Bates 60015941/5941
Filbin MT, Hunter College, Council for Tobacco Research, 5 décembre 1994, N° Bates 60015252/5253
[2] Molecular effects of nicotine in the mesostriatal reward system (3244), Council for Tobacco Research, 29 août 1991, N° Bates 50467231/7231
Ann M. Graybiel, Council for Tobacco Research, N° Bates 60130670
Renewal Application for the spring 1994 Sab Meeting Molecular Effects of Nicotine in the Mesostriatal Reward System, Council for Tobacco Research, 14 décembre 1993, N° Bates 50305446/5446
Grant no.3244A, Council for Tobacco Research, 23 avril 1993, N° Bates 50305533/5533
Grant no.3244AR1, Council for Tobacco Research, 14 avril 1994, N°Bates 50305445/5445
Continuation Research Application for Spring 1995 Sab Meeting Analysis of Signal Cascades Activated by Dopamine in Striatal Neurons, Council for Tobacco Research, 22 décembre 1994, N° Bates 50467094/7095
Application no. 3244B Analysis of Signal Cascades Activated by Dopamine in Striatal Neurons Ann m. Graybiel, Phd, Council for Tobacco Research, 3 avril 1995, N° Bates 50467092/7092
[3] Shelanski ML, Columbia Univ, Council for Tobacco Research, 23 mai 1988, N° Bates 50353926/3926
[4] December 2009 Publications.doc, Philip Morris, N° Bates 5024251155-5024251269
[5] Fax message, comments on publications regarding “rewarding effect” of nicotine, etc., 13 février 1998, N° Bates 2060579427/9428
Current analysis of ERP executed contracts with actuals, Philip Morris, 23 octobre 2003, N°Bates 3008962965/3008962982
December 2008 Summary Status Report.pdf, Philip Morris, N° Bates 5024203894-5024203929
June 2009 Summary Status Report.pdf, Philip Morris, N° Bates 5024267037-5024267067
Preliminary Program, Philip Morris External Research Program Symposium Inflammatory Processes and Disease, N° Bates 3052290973-3052290975

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